D ANS son bureau au cinquième étage du ministère de la Santé, avenue de Ségur, Bernard Kouchner lève les bras au ciel. La volonté des médecins - libéraux et hospitaliers - de moins travailler, il la perçoit bien. Il peut la trouver légitime. Mais, ajoute-t-il, dans une allusion transparente au cliché du praticien qui ne ménage pas ses efforts ni ne compte ses heures, « la vocation médicale est un petit peu différente (des autres vocations). Il ne faut pas, dans la réduction du temps de travail, oublier le malade ; la grandeur de la médecine, c'est d'être à son service » (« le Quotidien » du 17 mai).
Que les syndicats de médecins qu'il rencontre, que les praticiens qu'il côtoie donnent parfois l'impression de céder aux charmes de la RTT, voilà qui semble décevoir quelque peu le ministre délégué de la Santé.
Le Dr Jean Gras, lui, ne s'embarrasse pas de circonlocutions. La président de la Fédération des médecins de France, ardent défenseur de la médecine libérale, le dit tout net : on ne peut avoir les avantages de l'exercice libéral sans en supporter les contraintes. « Il va falloir, explique-t-il au « Quotidien », que ces jeunes médecins se ressaisissent, qu'ils apprennent ce qu'est l'exercice libéral. » Et qu'ils comprennent que « faire le choix de l'exercice libéral, c'est faire le choix de la responsabilité, c'est tirer un trait sur les 35 heures ».
Priorité absolue
La déception qui perce dans les propos de Bernard Kouchner et l'agacement de Jean Gras pèseront sans doute peu de poids face à cette lame de fond qui emporte le corps médical, à cette aspiration irréfragable à moins travailler, à cette volonté de rupture avec les semaines de 50 heures.
Car les chiffres sont là. La durée moyenne de travail des médecins était, en 2000, de 51 heures par semaine, selon une étude du ministère de l'Emploi et de la Solidarité (voir encadré). Soit trois heures de plus qu'en 1992. Pour les généralistes libéraux, elle atteignait même 56 heures par semaine (48 heures pour les hospitaliers).
Sans doute s'agit-il là de la durée de travail estimée par les praticiens eux-mêmes. Mais la plupart des observateurs reconnaissent que ces chiffres correspondent peu ou prou à la réalité.
Cette revendication du corps médical, tous les responsables de la profession la perçoivent. « Moins travailler, c'est la priorité absolue des médecins, constate le Dr Cabrera, président du Syndicat des médecins libéraux. Pendant un certain temps, ils ont allongé leur temps de travail pour augmenter leurs recettes, mais ce n'est plus vivable. Aujourd'hui, ils voudraient vivre dans de meilleures conditions. Ou tout simplement, disent-ils, vivre comme tout le monde. » Le stéréotype du médecin disponible à toute heure a-t-il donc vécu ? « Le Dr Schweitzer est mort, constate le Dr Cabrera. L'image de dévotion du médecin a disparu. »
Ce phénomène-là, le Dr André Chassort, secrétaire général adjoint de l'Ordre national des médecins, le « ressent aussi au niveau du terrain ». C'est « une tendance générale » ajoutent, chacun de son côté, Véronique Batardy, vice-présidente du Syndicat national des jeunes médecins généralistes, et Nicolas Dubuis, président de l'Intersyndicat national autonome des résidents (futurs généralistes). « La société médicale évolue comme le reste de la société qui souhaite une diminution du temps de travail, note le Dr Michel Chassang, président de l'Union nationale des omnipraticiens français (UNOF, qui regroupe les généralistes de la CSMF) . Les médecins souhaitent, eux aussi, plus de temps pour leur vie familiale, leurs loisirs, leurs activités annexes(vie associative, fonctions électives). » Diagnostic confirmé par le Dr Pierre Costes. « Les médecins généralistes, dans l'ambiance des 35 heures payées 39, attendent 40 actes payés 58 », estime en effet le président de MG-France.
Les médecins internautes qui s'expriment sur le site du « Quotidien » (www.quotimed.com) ne disent pas autre chose. Mais ils le disent différemment, avec des termes plus crus. Avec des expressions parfois excessives, révélatrices de leur exaspération. « Il est évident que nous aspirons tous, mis à part quelques psychopathes, à travailler 35 heures par semaine, comme tout le monde, écrit le Dr Christophe Lefrançois ; ce à quoi j'aspire, c'est faire de la médecine et non de la multiplication d'actes, gagner ma vie et vivre ma vie comme les RMIstes et CMUistes que je vois tous le jours. » Et ce médecin d'ajouter, excédé : « Finalement, c'est eux qui vivent avec leur Mercedes classe M. » Dans la même veine, le Dr Georges Delamare affirme : « 0h que oui ! Travailler moins devient une nécessité dans un pays où ne rien faire est devenu un art de vivre (...) ; il faut arrêter ce travail esclavagiste cautionné. »
Si le syndrome RTT gagne le corps médical, tous n'en sont pas atteints de la même manière. Fort logiquement, ce sont les jeunes qui rejettent avec le plus de virulence le modèle de la semaine de 55 heures de leurs aînés. Bon observateur du corps médical, le Dr Chassort (Ordre national) constate qu' « ils mettent une espèce de barrière en disant : " Je n'irai pas plus loin, je ne travaillerai pas davantage. " ».
Jeune généraliste, Véronique Batardy est formelle : « Pas question de travailler plus de 4 jours et demi par semaine. » Cette volonté de gérer son temps, de ne pas se laisser dévorer par les consultations va de pair, chez les jeunes, avec le refus de s'installer en cabinet isolé, formule jugée dépassée et chronophage. « La plupart des jeunes médecins n'envisagent qu'une installation à plusieurs, pour leur bien-être, pour le confort qu'autorise le travail en réseau », note Nicolas Dubuis (ISNAR). Pour ce jeune généraliste, « le stéréotype du médecin isolé travaillant 60 heures par semaine va péricliter ».
Un stéréotype qu'incarnait - et qu'incarne encore - le médecin de campagne, avec sa petite mallette et sa disponibilité de tout instant, devant parfois assurer seul la permanence de soins. Pour beaucoup de jeunes diplômés, ce mode de vie professionnelle fait figure d'enfer médical. « Si je dois exercer seule à la campagne, je change de métier », lâche le Dr Véronique Batardy.
Si les jeunes générations de praticiens libéraux peuvent espérer bénéficier d'une réduction du temps de travail, la situation est bien différente pour leurs aînés. Pour eux, les habitudes sont prises, les clientèles constituées, les modes de vie arrêtés. « Les médecins de 45-55 ans sont lancés dans la semaine de 60 heures, souligne le Dr Chassort. Ils râlent beaucoup, mais ils continuent à travailler de la même façon : ils sont embarqués dans un système qu'ils ne peuvent pas quitter. »
Avec quels honoraires ?
« Travailler moins et, si possible, travailler mieux » : le vu est ainsi formulé de toutes parts. Mais il est loin d'être exaucé. Payé à l'acte, le praticien libéral doit arbitrer en permanence entre son niveau d'activité - et donc ses revenus - et son temps de travail. Il ne peut réduire ses heures que si la rémunération unitaire de l'acte augmente. Ou s'il accepte une perte de pouvoir d'achat à laquelle beaucoup se refusent. Ou que, tout simplement, pris dans des contraintes financières, ils ne peuvent pas se permettre. « Bien sûr que la majorité des médecins, avec qui je discute, souhaiterait travailler moins en horaires hebdomadaires, mais ils ne peuvent pas se le permettre financièrement », note le Dr Jocelyne Monroy sur le site Internet du « Quotidien ». Malgré l'engouement actuel pour la RTT, c'est plutôt l'inverse qui semble s'être passé ces dernières années : un allongement de la durée de travail pour maintenir ou augmenter le pouvoir d'achat. La durée moyenne hebdomadaire du travail de l'ensemble des médecins libéraux, hospitaliers et salariés est passée de 48 à 51 heures entre 1992 et 2000, selon l'enquête du ministère de l'Emploi et de la Solidarité. Pour expliquer cette évolution, les auteurs de l'étude évoquent l'hypothèse d'une « demande croissante de soins à laquelle les médecins auraient été tentés de répondre, malgré des semaines déjà chargées, afin, par exemple, de maintenir les pouvoirs d'achat ». L'aspiration à moins travailler alimente donc les revendications des médecins à une revalorisation des tarifs unitaires des actes médicaux. Une donnée que les syndicats médicaux prennent en compte. « Il faut remplacer la multiplication d'actes dévalorisés et d'heures de travail par la forte valorisation d'actes et la diminution du temps de travail qui en résulterait », souhaite le Dr Pierre Costes, président de MG-France (« le Quotidien » d'hier). Et lorsque les autres syndicats de médecins libéraux (CSMF, FMF, SML), réunis au sein du G7 avec des centrales syndicales de salariés, demandent que la valeur de la consultation du généraliste passe de 115 F à 30 [219] (196,79 F), ils ajoutent aussitôt que « le surcoût lié à la hausse du tarif de la consultation serait compensé, en partie, par une baisse du nombre des consultations » et, ipso facto, de la durée du travail des médecins.
L'argument n'a pas convaincu pour l'instant le gouvernement qui redoute qu'il y ait à la fois augmentation du tarif unitaire et du nombre d'actes. Les syndicats font valoir, de leur côté, un autre argument. Chiffres à l'appui, ils citent l'exemple des généralistes exerçant en secteur à honoraires libres. Ces médecins, qui prennent pour la consultation un tarif moyen de 155 F, font en général 20 % de consultations de moins que leurs confrères du secteur I.
Que la réduction du temps de travail suppose la hausse des tarifs unitaires, tous cependant n'en sont pas convaincus. « Je ne pense pas que l'on puisse régler le problème de la durée du temps de travail en augmentant les honoraires », note le Dr Chassort. Le secrétaire général adjoint de l'Ordre national estime qu'il y aura toujours des « drogués du travail » qui multiplieront les consultations. Et de regretter que « l'on se soit laissé aller à un système inflationniste en nombre d'actes et en temps de travail ».
Séisme
La conception de l'exercice de leur profession qu'ont les jeunes généralistes et l'aspiration à la RTT constituent un séisme dont on n'a sans doute pas fini de prendre la mesure. Elles dessinent un nouveau profil de la profession où la compétence, la technicité remplacent, du moins en partie, la disponibilité permanente. Elles auront des conséquences - dont on perçoit déjà les premiers effets - sur l'organisation de la permanence des soins et des gardes médicales. « Les jeunes ne veulent plus prendre les gardes et les vieux en ont ras-le-bol », affirme le Dr Chassang (UNOF). Analyse peut-être un peu rapide. Les nouveaux diplômés ne sont pas systématiquement hostiles à participer à la permanence des soins. « Je veux bien prendre une garde de nuit, confie la jeune généraliste Véronique Batardy, mais à condition de ne pas avoir à travailler le lendemain. »
Autre défi pour les pouvoirs publics : tenir compte de ces nouvelles données dans la politique concernant la démographie médicale. Bernard Kouchner reconnaît d'ailleurs qu'il faudra prendre en considération, dans l'élaboration des mesures concernant la régulation de la démographie médicale, « l'aspiration des médecins à diminuer leur production médicale, pour de multiples raisons ».
Conséquences sur la démographie
Une aspiration que la féminisation du corps médical accentuera sans doute. Pour l'instant, les risques de pénurie en médecins sont très localisés, comme le soulignait une récente étude de la direction générale de la Santé (« le Quotidien » du 25 juin). Mais déjà des médecins isolés exerçant dans des zones rurales ne peuvent pas trouver de jeunes médecins pour prendre leur succession. « Semaines trop longues, gardes trop nombreuses », s'entendent-ils répondre par les jeunes diplômés.
Certains déploreront enfin que la révolution de la RTT altère quelque peu l'image du médecin dans la population. « Mais, fait remarquer Michel Chassang, la population comprend bien que nous voulions moins travailler. Lorsque je me suis installé, les patients tiquaient quand je prenais des vacances ; maintenant, cela est parfaitement entré dans les murs. » Et tous se veulent rassurants : la réduction du temps de travail des médecins ne constitue nullement un péril sournois pour la santé publique. La qualité de soins, font-ils remarquer, ne dépend nullement du nombre d'heures. Et le Dr Cabrera d'ajouter que le stakhanovisme en médecine et la disponibilité permanente amènent « à faire des conneries ».
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