Le Temps de la médecine :
Plaies d'argent
Pass (plans d'accès aux soins), CMU (couverture maladie universelle), AME (aide médicale d'Etat) : les dispositifs de prise en charge des personnes sans ressources ou aux ressources réduites n'ont jamais été aussi nombreux. Et les exclus non plus. « Ils représentent environ 8 % de la population des inclus, et chez moi, à Melun-Sénart (Seine-et-Marne) , on est autour de 10 % », note le Dr Bernard Moriau, généraliste installé avec un associé dans cette ville nouvelle de la banlieue parisienne. Les réseaux de type Pass sont aujourd'hui en quasi sommeil. L'AME ne fonctionne absolument pas en médecine de ville. Ses allocataires pourraient très bien pousser la porte de nos salles d'attente, mais, par ignorance ou par peur, ils préfèrent aller à l'hôpital, ou dans des centres spécialisés. La médecine des pauvres n'a sans doute jamais été aussi stigmatisée qu'aujourd'hui. Ils sont marginalisés dans les structures caritatives et autres ».
A telle enseigne que le Dr Moriau, ancien du centre Parmentier de la mission France de Médecins du Monde, pour continuer à traiter ces populations, doit toutes les semaines aller à leur rencontre à l'extérieur de son cabinet, en l'occurrence en rejoignant la mission Rom : « Ces gens du voyage stationnent au Nord du département, avec des terrains à Moissy-Cramoyelle, raconte-t-il . Leur référence, c'est l'hôpital. C'est pourquoi on va vers eux ; sinon ils ne viendraient pas spontanément à nous. »
La même dérive pour les soins que pour le reste.
« Ils ont beau avoir les couvertures complémentaires nécessaires, les sans-abri n'iront pas consulter un médecin de quartier, confirme le Dr Jean Jolain, ancien de MSF et généraliste à la retraite, vacataire au Chus (centre d'hébergement d'urgence du Samu social) de Montrouge (Hauts-de-Seine). Vous imaginez un clodo malodorant qui s'assoit dans la salle d'attente avec les autres patients ? Alors, ils font la tournée des centres spécialisés. La plupart du temps, ils n'ont pas de dossier, donc aucun suivi. Un jour, ils tombent devant un hôpital, on leur fait un scanner. Le lendemain, nouvelle chute devant un autre hôpital, nouveau scanner. Ils ont la même dérive avec les soins qu'avec le reste. Si bien qu'ils sont sans doute beaucoup plus suivis médicalement que les autres, mais avec beaucoup plus de dépenses et, au final, ils sont certainement moins bien soignés. »
« Oui, les structures sont bien équipées, mieux qu'elles ne l'ont jamais été, confirme le Dr Jean-Jacques Perrin, qui partage son activité entre un cabinet à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne) et un dispensaire. Mais la médaille a son revers incontestable : l'exclusion du système de soins des inclus. »
« Il faut quand même constater qu'en dix ans la prise en charge des exclus a bien progressé, tempère le Dr Xavier Emmanuelli, prédisent-fondateur du Samu social et ancien secrétaire d'Etat à l'action humanitaire d'urgence. L'époque où les policiers ramassaient les personnes errantes pour les conduire manu militari au centre de relégation du Chapsa est, Dieu merci, révolue. La CMU a été une avancée extraordinaire, tout comme l'AME ; on soigne plus et on soigne mieux. Mais on voit bien que les nouvelles institutions sont mises sous tension, avec une sociologie de la rue qui a changé : de plus en plus de toxicos, des migrants qui saturent le système, des malades psychiques. Des pathologies terribles à suivre chez les sans-logis, de type diabète ou tuberculose, prolifèrent.
D'où une médecine qui se spécialise, avec des urgentistes et des praticiens qui recourent à des techniques complexes et puissantes. »
Casser l'équation médecin des pauvres égale pauvre médecin.
Depuis des années, le Dr Emmanuelli mène le combat pour casser l'équation médecin des pauvres égale pauvre médecin. « Mais c'est vrai, s'oblige-t-il à reconnaître, on a tendance à stigmatiser le médecin avec le patient qu'il a le courage de déshabiller, parce qu'il faut du courage pour déshabiller un vieux qui pue, vêtu de loques. Si vous ne le faites pas, vous risquez à l'occasion de le laisser repartir sans avoir vu qu'il souffrait d'une fracture de la malléole externe. »
Ce que le Dr Jeanlain formule à sa manière : « C'est quand même plus attrayant de soigner une starlette de 18 ans qui a une peine de cœur qu'un bonhomme complètement saoul et couvert de gale. Il faut être boy-scout, ou mère Teresa, ou prix Nobel. Ou simplement un retraité qui s'ennuie. »
« Mais moi, c'est un boulot qui me passionne, j'y crois, proteste le Dr Perrin. Avec ces patients-là, j'ai un contact tellement plus riche qu'avec les inclus qui viennent me demander un arrêt de travail, ou une ordonnance, en me traitant comme un distributeur de prescriptions. La relation est dépourvue de suprématie, c'est de l'écoute pure. Il faut dépasser les apparences, sinon vous passez à côté du diagnostic. Je me souviens d'un patient qui avait des troubles d'équilibre et tous les médecins qui l'avaient vu notaient alcool+++, mais ce n'était pas un alcoolique, il avait en fait une compression de la moelle épinière. »
La précarité gagne du terrain, observent tous les généralistes interrogés par « le Quotidien ». « Signe de l'évolution, le tiers payant, qui avait quasiment disparu il y a dix ans, fait son grand retour », témoigne le Dr Moriau.
A son poste au service de santé universitaire de Bordeaux, le Dr Françoise Jeanson en fait aussi la constatation sur un autre public : « Les étudiants sont de plus en en plus souvent en situation de précarité, malgré la protection offerte par les bourses de cycle complet (garantie sur trois ans) . Les difficultés de logement sont de plus en plus fréquentes, des étudiants ont à peine de quoi survivre et il leur faut tenter de gagner leur vie, quitte à compromettre leur cursus . D'où des somatisations qui se répandent, beaucoup de mal-être, des problèmes de sommeil, une plus grande vulnérabilité à la grippe et aux problèmes ORL. »
Par ailleurs vice-présidente de Médecins-du-Monde, le Dr Jeanson s'inquiète devant les nouvelles mesures, comme la réforme de l'AME, qui restreignent l'accès aux soins : « Avec le nouveau délai de carence de trois mois qui a été instauré, on commence à relever des conséquences dramatiques. Par exemple, cette dame âgée atteinte d'une tumeur néoplasique et qui, parce que ce n'est pas une urgence vitale, ne pourra pas être opérée avant trois mois. Trois mois pendant lesquels son cancer va se développer. »
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