« La Crise des professions de santé », dernier ouvrage de Jean de Kervasdoué rédigé en collaboration avec une kyrielle de sociologues, économistes et politologues, ne va pas faire plaisir à tout le monde.
Car l'actuel titulaire de la chaire d'économie de la santé du Conservatoire national des arts et métiers, adepte à ses heures du contre-courant, y jette un pavé dans la mare en affirmant, chiffres à l'appui, que le malaise que traversent indéniablement et depuis des années les professionnels de santé en général et les médecins en particulier ne trouve pas sa source dans des causes démographiques, pas plus que dans des causes financières.
Les médecins sont-ils - ou vont-ils être bientôt - trop peu nombreux ? Certainement pas, répond Jean de Kervasdoué au « Quotidien » : « La crise n'est pas d'essence démographique. » D'abord, parce que les médecins n'ont jamais été autant qu'aujourd'hui (voir tableau). Ensuite, parce que, « dans le pire des cas, qui ne sera jamais atteint, on retrouverait en 2020 le nombre de médecins de 1984, époque où l'on disait déjà qu'il y avait en France beaucoup trop de médecins ». Le problème de la démographie médicale est un problème géographique. Point. Le dossier est clos.
L'analyse que fait l'ancien directeur des Hôpitaux de l'évolution sur vingt ans de la situation financière des professionnels de santé est assez décapante. Elle lui permet de constater - et il reconnaît qu'il en a été le premier « surpris » - que, depuis 1980, « deux professions seulement ont vu leur revenu baisser : les infirmières et les kinés libéraux ». Pour les médecins (voir graphique), on est loin de la débandade. Chez les libéraux d'abord, le distinguo n'est pas fait entre les secteurs I et II, et c'est dommage. Indice 100 en 1980, le revenu imposable des généralistes passe à l'indice 121 deux décennies plus tard (ce chiffre ne tient pas compte des récentes revalorisations du C).
Chez les spécialistes de ville, la hausse est plus spectaculaire : leur revenu passe de l'indice 100 à l'indice 139. Du côté des hospitaliers, bien que la période de référence ne tiennent pas compte des dernières hausses salariales liées aux 35 heures, les statistiques crèvent tous les plafonds : indice 100 en 1980, leurs revenus atteignent l'indice 165 en 2000. Et la comparaison des évolutions du pouvoir d'achat des médecins et du reste des Français est à l'avantage des premiers. Les hospitaliers, bien sûr, mais aussi les libéraux (et surtout les spécialistes) ont bénéficié d'une bien plus forte hausse de leur pouvoir d'achat que les salariés du privé (indice 100 en 1980, 115 en 2000) ou que les agents de l'Etat (indice 114 en 2000).
Tout en se défendant de porter un « jugement moral » sur ces progressions, Jean de Kervasdoué constate : « Alors que, pendant la période, le nombre de médecins a augmenté de 80 %, la société française n'a pas appliqué le principe économique de base qui veut que, quand on augmente l'offre, les prix baissent. Elle a fait plus que son devoir vis-à-vis des médecins. »
Et pourtant, ceux-ci ne se sentent pas bien. Pourquoi ? D'abord, répondent Patrick Hassenteufel et Frédéric Pierru dans un chapitre de cette « Crise des professions de santé », parce qu'ils sont en butte à la « crise de leur représentation ». « Les médecins, estime Jean de Kervasdoué, ne sont pas entendus. Ou bien ils sont entendus à côté. Et ils n'ont pas de relais : à la direction de l'Hospitalisation et de l'Organisation des soins du ministère de la Santé, personne ne s'intéresse à la médecine libérale. » Une autre cause du malaise, pas forcément évidente, est juridique. Expert pointu, Rémi Pellet explique que la convention médicale est un « monstre », à la fois règlement d'ordre public et contrat d'ordre privé, ce qui fait que quand elle n'est pas annulée au titre de l'un, elle l'est au titre de l'autre.
Et puis sont mises en évidence des origines de la crise dont certaines n'ont rien à voir avec le secteur de la santé ou bien existent aussi ailleurs. La déresponsabilisation, la bureaucratisation du travail, les 35 heures (qui font que, « pour la première fois dans l'histoire contemporaine, les gens des classes supérieures travaillent plus que les gens des catégories défavorisées »), la perturbation provoquée par la modification du sex-ratio sont autant de raisons du malaise et de l'inconfort des médecins, mais pas seulement pour eux. « Il y a une crise des élites en général, qui ne trouvent pas de réponse politique à leurs problèmes. Et les médecins, même si ils continuent à avoir bonne presse dans la population française, participent de cette crise », affirme Jean de Kervasdoué. L'auteur insiste cependant sur un écueil central auquel se heurtent les médecins depuis des années : « L'inadaptation entre le discours libéral et l'explosion des connaissances et des techniques ». Il explique : « La liberté de tout prescrire a pour contrepartie la possibilité de tout connaître. Si on ne peut pas tout connaître, alors il faut diviser le travail. ».
(1) Sous la direction de Jean de Kervasdoué, « La Crise des professions de santé », 329 pages, Dunod, paraît aujourd'hui, tout comme le « Carnet de santé de la France 2003 », Dunod, la Mutualité française.
Aucun lien entre les dépenses de santé et l'espérance de vie
En même temps que « La crise des professions de santé », Jean de Kervadoué publie l'édition 2003 de son « Carnet de santé de la France ». Une somme statistique de près de 250 pages, dans laquelle on apprend en particulier qu'il n'y a aucun lien entre l'augmentation des dépenses de santé d'un pays et l'augmentation de l'espérance de vie de ses habitants.
La comparaison entre quelques pays de l'OCDE est édifiante. Par exemple, entre 1990 et 2000, les Danois, comme les Japonais, ont gagné autour de 1,7 année d'espérance de vie. Or les dépenses de santé des Danois ont, sur cette période, diminué d'environ 0,2 point de PIB, tandis que celles des Japonais ont augmenté de plus de 1,8 point de PIB. Tenante toutes catégories du record d'années de longévité gagnées (2,5 ans), l'Allemagne y a certes mis le prix (1,8 point de PIB, comme le Japon), mais elle est talonnée par la Suède (1,9 année engrangée), dont la hausse des dépenses n'atteint même pas 0,1 point de PIB).
Autre preuve du rapport aléatoire qu'entretiennent dépenses de santé et espérance de vie : l'Italie, le Canada, les Pays-Bas ont consenti des efforts financiers de même ampleur (0,1 point de PIB) pour des résultats très contrastés - les Néerlandais vivaient en 2000 0,9 an plus vieux qu'en 1990, les Canadiens, 1,4 an, et les Italiens, 1,7 an.
Sur un tout autre sujet, le « Carnet de santé » met au jour des chiffres qu'on ne connaissait pas jusqu'à présent en matière de variations géographiques des pratiques cliniques. Il apparaît ainsi que la fréquence des pontages coronariens peut varier de 1 à 4 d'un département à l'autre (et que, dans des régions où il y a relativement peu d'infarctus, il y a beaucoup de pontages). La chirurgie de la cataracte n'est pas du tout, elle non plus, homogène sur le territoire : sans que l'on sache très bien l'expliquer, on opère plus de deux fois plus (2,35 fois) dans certains départements que dans d'autres. Quant aux nouvelles techniques de cardiologie interventionnelles, elles varient, selon les départements, de 1 à... 32.
K. P.
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