Le temps de la médecine : Médecine et médias, les liaisons dangereuses
« LA TELE, pour moi, c'est toujours un exercice auquel je me prête au débotté, sans préparation particulière, toujours en m'appliquant pour être le plus simple possible », confie au « Quotidien » le Pr Etienne-Emile Beaulieu. Parmi les médecins habitués des plateaux télé, il fait partie des plus sollicités. A ses travaux personnels (pilule du lendemain, DHEA), le président de l'Académie des sciences ajoute en effet la fonction de médiateur dans le mouvement des chercheurs. Autant de titres pour se retrouver invité des 20 heures, en direct sur une chaîne et en différé sur l'autre. « Quelquefois, ça m'amuse, cette médiatisation, raconte-t-il. Mais je ne la recherche pas. Simplement, elle est inévitable. Si je disais non aux invitations, j'aurais l'impression de me rendre coupable de non assistance à personne en manque d'information. »
Un lien affectif se crée.
La starisation cathodique ferait-elle partie des nouveaux attributs du chercheur ? La question lui parait déplacée. « Je préfère dire qu'il y a une sorte de lien affectif qui a fini par se créer entre moi et le public. A force, je suis devenu quelqu'un que les gens reconnaissent dans la rue. Il y a une personnification qui met surtout en avant le côté humain. »
Sur un tout autre registre, le Dr Frédéric Chaussoy est lui aussi devenu un médecin coqueluche des télés. « A mon corps défendant ! », s'exclame le chef du service de réanimation du centre héliomarin de Berck-sur-Mer (Pas-de-Calais), mis en examen dans l'affaire de la mort de Vincent Humbert. « Mais, poursuit-il, puisque c'est en quelque sorte la médiatisation qui m'a mis là où j'en suis, je n'ai guère le choix, c'est par l'information que je m'en sortirai. »
Lui non plus n'entretient pas de grief contre cette incomparable caisse de résonance qu'est la télévision : « Les gens avec lesquels j'ai choisi de travailler ont tous été très sympas lors des directs ou des émissions tournées dans les conditions du direct. Je n'en dirai pas toujours autant pour l'exploitation de certaines images d'archives, parfois orientées vers le sensationnel. Mais je n'ai jamais fait l'objet de harcèlement, ni de mauvais traitements. Aujourd'hui, le silence est suspect. La télé m'a fait du bien. »
Du statut de gardien des fous à celui de garde-fou.
A côté des médecins que l'actualité propulse sous les projecteurs parce que, à un titre ou à un autre, ils font la une, une autre catégorie de praticiens jouit d'un fort engouement télévisuel. Les « psys », psychiatres, psychanalystes et autres psychologues. « Ces dernières années, nous sommes passés du statut de gardien des fous et à celui de garde-fou, témoigne le Dr Serge Tisseron, un de ces médecins archisollicités. « Autrefois, explique-t-il, on nous appelait pour nous demander notre avis sur des sujets où l'éclairage médical paraissait nécessaire. Maintenant, on vient nous chercher pour les sujets les plus rocambolesques. Il y a trois semaines, j'ai été démarché à de nombreuses reprises sur le film de Gibson, « la Passion du Christ », et puis j'ai reçu une demande pour analyser le discours de politique générale de Raffarin devant l'Assemblée nationale [rire]. Là, j'ai dit non. Si je devais tout accepter, j'y passerais deux ou trois heures tous les jours. Pas possible ! »
Le problème, c'est que le Dr Tisseron est référencé comme le spécialiste des images, dans les castings des rédactions, ce qui évidemment ouvre un champ assez vaste aux raisons de consulter ce gourou.
Autre pythie cathodique, le Dr Caroline Eliacheff s'amuse de la situation : « Avant, on nous dérangeait pour les pipis au lit. Maintenant, il n'y a plus de domaine réservé psy. Tout est bon. Nous qui faisons profession d'accueillir ceux qui souffrent des normes, nous voilà dans un nouveau rôle : nous sommes priés par les télés de dire les normes. »
A cela, l'auteur de « Mères-filles » voit une raison de fond : « Les gens, pour élever leurs enfants, ont longtemps pris position par rapport aux normes de la génération précédente, soit en opposition, soit en adhésion. Et aujourd'hui, cette référence au passé a disparu, le public s'angoisse et il a besoin d'être pris par la main. Celle du psy paraît la plus facile à prendre. C'est l'appel au psy tous azimuts. »
Les médecins n'échappent pas à cette dérive : on les prie de réagir non plus sur l'aspect médical d'un traitement, mais sur des considérations annexes, de plus en plus étrangères à la médecine.
Et les intéressés sont parfois surpris du résultat. « Les journalistes, soumis aux contraintes de leurs rédactions en chef qui leur demandent des réponses binaires, tout noir ou tout blanc, sont souvent incapables de restituer l'esprit de nuance, observe le Dr Tisseron. Le complexe ne passe pas bien à l'antenne. Si je donne une réponse en demi-teinte, mon point de vue va être émondé pour ne garder qu'un des aspects. L'autre, je le retrouverai mis dans la bouche d'un confrère. Je ne voudrais pas sombrer dans une anathématisation des médias à la Bourdieu et diaboliser la télé, mais tout se passe comme si, après passage à la moulinette, je devais reconstituer la complexité de mon discours en zappant sur différentes chaînes pour rattraper les fragments épars. »
Moralité, selon le Dr Eliacheff, « soyons attentifs à ne pas laisser galvauder notre parole ». De ce point de vue, l'intéressée a la chance d'avoir son émission, sur France-Culture, ce qui lui évite d'être à la merci des détournements intempestifs.
Sans partager une telle prévention, le Pr Beaulieu reconnaît que, pour bien passer sur les petits écrans, il faut se plier à une certaine discipline : « Avant tout, il faut essayer d'être le plus simple possible, éviter tout jargon et montrer au téléspectateur qu'on est comme tout le monde, ni robot, ni superman. Il faut encore bannir l'excès de détails et s'en tenir à l'essentiel, en simplifiant et en répétant. Le message qu'on veut faire passer finit alors par s'imposer, après plusieurs passages répétés sur différentes chaînes. Un peu comme pour un air de musique, que l'on ne va vraiment découvrir, mémoriser et aimer qu'à la troisième ou à la quatrième diffusion.
« Finalement, quand on y réfléchit, cet acte de communication télévisuelle s'apparente tout à fait à l'acte du médecin qui choisit entre plusieurs hypothèses pour poser son diagnostic, estime-t-il . Ou à celui du scientifique, qui fait le tri après ses expériences. Cela fait partie du fonctionnement du système nerveux ! »
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