La lombalgie est une entité hélas fréquente et banale. Une enquête menée au sein d'une population d'employés d'EDF-GDF a permis de préciser l'ampleur du phénomène : de 40 à 47 % des salariés répondent positivement à la question « avez-vous souffert du dos au moins une fois au cours de l'année ? ». Mais en raison d'une forte pression sur le lieu de travail, de la peur de réactions d'exclusion au sein de l'entreprise, ou simplement parce que la douleur est bien gérée par le lombalgique, jusqu'à 40 % des arrêts de travail liés à une lombalgie ne sont pas déclarés. Lorsqu'ils le sont, ils se caractérisent le plus souvent par leur courte durée : 55 % d'entre eux sont inférieurs à 7 jours et 30 % durent de 8 à 30 jours. En effet, la majorité des études menées sur ce sujet concordent et montrent que, tous pays confondus, 80 % des salariés arrêtés pour lombalgie reprennent leur activité professionnelle avant la quatrième semaine. Il apparaît pourtant que de 3 à 5 % de ces lombalgiques feront leur entrée dans la chronicité qui s'installe le plus souvent, comme nous allons le voir, dans un contexte (social, professionnel, familial, affectif) particulier. Rappelons ici que 90 % environ des lombalgiques comptent pour 10 à 15 % des coûts de santé dédiés à la lombalgie et que de 7 à 10 % sont à l'origine du reste de ces dépenses. En somme, sur un plan purement comptable comme sur le plan médical, il est donc primordial de lutter contre la chronicisation de la lombalgie.
Le catastrophisme : un déterminant du passage à la chronicité
Quatre déterminants du passage à la chronicité, définie aujourd'hui comme une période d'évolution douloureuse de 7 à 12 semaines, ont été individualisés. Ils doivent être détectés dès l'épisode aigu. Ainsi, dès lors que l'on a éliminé une lombalgie symptomatique d'une affection grave, on s'attachera d'emblée à faire préciser : les antécédents d'accidents douloureux, la présence de phénomènes douloureux irradiés (sciatiques), le degré de satisfaction ou d'insatisfaction au travail et les conditions environnementales (facteurs psycho-sociaux et psycho-affectifs). On sait en effet que la probabilité de retour à l'emploi du lombalgique chronique baisse de façon très significative au cours de la première année pour devenir quasi nulle après deux ans d'arrêt de travail. D'où bien sûr l'intérêt d'une prévention précoce du passage au stade chronique, souvent synonyme d'exclusion professionnelle et donc de précarisation sociale.
Lors du passage à la chronicité, c'est bien souvent la stratégie comportementale du lombalgique face à la douleur - car il s'agit bien d'une douleur et non d'une maladie -, le « catastrophisme », qui est en cause. Ce catastrophisme se caractérise par trois éléments fondamentaux :
- la rumination face à la douleur : l'ensemble du fonctionnement psychologique de l'individu tourne autour de ses symptômes douloureux et de son incapacité à s'en débarrasser. La douleur devient ainsi « un mode de vie » du lombalgique ;
- l'amplification de la douleur, liée d'une part au comportement propre du patient douloureux mais aussi à celui de son entourage, familial, médical ou paramédical ;
- le désespoir.
Le catastrophisme conduit à la mise en place d'une stratégie inconsciente d'évitement physique et social. L'évitement est une réaction de protection naturelle au cours d'un processus nociceptif. Ainsi, lors d'une entorse de cheville, la douleur et l'impotence fonctionnelle induisent un comportement d'évitement physique parfaitement normal s'il dure quelques jours, c'est-à-dire le temps de la cicatrisation. C'est la poursuite de cette stratégie au-delà de cette période qui paraît pathologique. Il en va de même chez le lombalgique, que l'on doit convaincre - et c'est souvent fort difficile - de l'absence de lésion à proprement parler de la colonne lombaire et de l'importance d'apprendre à maîtriser un symptôme douloureux.
L'ensemble de ces processus comportementaux conduit à la recherche de soutien, qui peut induire une réorganisation des liens familiaux. Le rôle du conjoint, notamment, apparaît d'emblée très important. En permettant dans la vie de tous les jours les conduites d'évitement du lombalgique, le conjoint peut dans une certaine mesure aggraver le catastrophisme. L'entourage médical pourra avoir la même influence délétère (médecin traitant, kinésithérapeute, médecin du travail, rhumatologue...) en encourageant les stratégies d'évitement anxieux à la fois physique (« non, je ne peux pas accomplir ce mouvement ») et social (« non, je ne peux pas retourner au travail ») par la délivrance et le renouvellement de certificats d'inaptitude.
Il faudra donc s'attacher à comprendre le système d'interprétation de la douleur du lombalgique.
C'est donc dès le stade précoce, sur le lieu même du travail idéalement, grâce à l'infirmière d'entreprise, que la prévention du passage à la chronicité doit s'exercer, en évitant la surmédicalisation, les mots malheureux lors de l'accident (« c'est certain avec le dos que vous avez ! ») et en dédramatisant : « C'est une douleur à laquelle il faut apprendre à faire face, ce n'est pas une maladie, tout va rentrer dans l'ordre. »
D'autres resteront bien entendu imperméables à ce discours de dédramatisation. Pour eux, la lombalgie apparaît « comme la cerise sur le gâteau » dans le cadre d'une situation professionnelle (insatisfaction au travail) ou personnelle (longue série d'événements stressants) difficile. Ces populations à risque relèvent d'une prise en charge globale précoce, multidisciplinaire, qui tentera, autant que faire se peut, de régler les problèmes personnels sous-jacents et d'aménager, avec le médecin du travail, les conditions d'exercice de la profession dans l'objectif d'une réinsertion rapide.
Les dispositifs actuels de prise en charge globale du lombalgique entrent en jeu trop tardivement. Exclu du monde du travail, il erre dans un dédale médico-chirurgical et médico-social sans trouver de réponse à l'ensemble de ses problèmes. Et c'est bien souvent lorsque la prise en charge purement somatique à échoué, lorsque l'individu est depuis trop longtemps désinséré du monde du travail, que se pose finalement la question des enjeux psycho-socioprofessionnels.
En pratique, pour éviter les conséquences souvent dramatiques de ce concept de « iatrogénie sociale », il appartient aux intervenants médicaux qui prennent en charge le lombalgique à la phase aiguë, de déclencher la procédure d'approche multidisciplinaire réalisée par des équipes spécialisées dès que l'évolution douloureuse et l'arrêt de travail du patient dépassent quelques semaines.
D'après un entretien avec le Pr Bernard Fouquet, CHU Trousseau, Tours.
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