Le temps de la médecine
A LA FIN de l'année 2002, le Conseil national de l'Ordre des médecins a mis en place un observatoire de la sécurité des médecins, organisme chargé de recueillir et d'analyser les incidents avec violence verbale ou physique dont sont victimes les praticiens dans l'exercice de leurs fonctions. Depuis, les praticiens disposent de « fiches d'agression » qu'il leur est conseillé de retourner au Conseil de l'Ordre, que l'agression ou l'incivilité dont ils ont été victimes ait ou non déclenché un dépôt de plainte ou une action en justice.
Selon les chiffres de l'Ordre les plus récents, qui portent sur le premier trimestre 2003, sur 320 fiches d'agression retournées par les médecins durant cette période, 39 % ont concerné une agression verbale, 20 % un vol ou un hold-up, 16 % une agression physique, 14 % un acte de vandalisme, 8 % un vol de véhicule, 2 % une tentative de vol avortée, et 1 % une lettre anonyme. Ce qui signifie que, si on enlève les vols ou les hold-ups qui relèvent de la délinquance générale, plus de la moitié de ces agressions ne sont pas le fait de voleurs, mais de patients. Et de fait, on ne compte plus les agressions dont l'objet n'est pas de voler le médecin, mais apparemment seulement de s'en prendre à lui : en vingt ans, une quarantaine de médecins français ont été tués dans l'exercice de leurs fonctions et, en Seine-Saint-Denis, un médecin sur deux a été l'objet d'une agression au cours des dix dernières années.
Le 13 mai 2003, le Dr Patrick Baud, neurologue à Nemours, était tué de deux balles tirées a bout portant. Pour le président du conseil départemental de l'Ordre, « compte tenu des éléments recueillis, l'assassin est un homme mécontent des soins liés à une pathologie douloureuse, et qui en voulait d'une manière personnelle au Dr Baud, jugeant son traitement insuffisamment efficace ».
Le 7 octobre 2002, le Dr Sophie Berkmans, rhumatologue de 41 ans, était retrouvée égorgée dans son cabinet à Valenciennes (Nord). Elle n'avait été ni violée ni volée. Et les exemples pourraient être multipliés.
Incivilités.
Médecin généraliste à Asnières, dans les Hauts-de-Seine, le Dr Francis Cohen a écrit il y a un an le « Journal d'un médecin de banlieue » (éditions de La Martinière, sous le pseudonyme de Francis Coven). Il y dénonce « les exigences sans fin, les maladies imaginaires, les demandes incongrues, arrogantes, abusives » des patients qu'il doit parfois soigner . « La générosité a accouché du gratuit, du facile, des magouilles, du système D », estime-t-il. Si bien que, échaudé par de nombreuses agressions d'amis médecins dans des banlieues toutes proches, le Dr Cohen s'est résolu à installer une caméra dans son cabinet et des barreaux à ses fenêtres. Mais il refuse l'idée de déménager : « Ici, on a besoin de moi. »
Pour le Dr Michel Combier, président de l'Unof, la branche généraliste de la Csmf, « les médecins doivent faire face à l'agressivité quotidienne de certains patients ; et tout ça ne ressort nulle part dans les statistiques, car la majorité des agressions qu'ils subissent ne relèvent pas à proprement parler de l'action judiciaire : ce sont souvent des attitudes, des insultes, parfois des menaces ; bref, des actes qui ne laissent pas de traces. Le malade ne sait pas ce à quoi il a droit, ni ce à quoi il n'a pas droit, c'est au médecin de le lui expliquer, si bien que celui-ci devient la cible du patient. »
Et le Dr Combier de citer quelques exemples : « Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis fait traiter de "connard", parfois tout simplement parce que je refusais de prolonger un arrêt de travail. Et à Toulouse, l'un de mes collègues se fait briser la vitrine de son cabinet environ une fois par an, sans raison apparente. » Mais au-delà du constat de l'incivilité croissante de certains patients, fragilisés ou non, Michel Combier pointe également quelques responsabilités : « Certains médecins ont aliéné leurs responsabilités en acceptant toutes les demandes de leurs patients, qu'il s'agisse d'arrêts de travail ou de prescriptions de confort. Pour eux, compte tenu du climat actuel de retour à une certaine rigueur vis-à-vis des patients, comme par exemple les Acbus (accord de bon usage des soins) sur la visite à domicile, ça doit être très dur de revenir en arrière. »
Un vigile payé de sa poche.
A Paris, dans le XIXe arrondissement, le Dr Gilles Uzzan a dû adapter son cabinet à sa clientèle. En novembre 2002 se présente un toxicomane à qui il prescrit un traitement de substitution, après accord du médecin-conseil de la Sécurité sociale. Mais voilà que, en quelques semaines, le bouche-à-oreille a si bien fonctionné que son cabinet est devenu le rendez-vous des toxicomanes du quartier : « A la fin des consultations, je retrouvais dans ma salle d'attente des mégots, des canettes de bière, des seringues ; mon armoire à pharmacie a été dévalisée et on m'a volé mon téléphone portable et des ordonnances. » Sans parler du fait que sa patientèle habituelle a pris le large. Si bien que le Dr Uzzan n'a eu d'autre solution que d'embaucher un vigile de haute stature, qui a eu tout à la fois le mérite de canaliser les toxicomanes et de faire revenir une partie de ses patients. Mais l'embauche du vigile coûte cher au Dr Uzzan : 120 euros par jour, qu'il doit acquitter de sa poche, ce genre d'investissement n'étant pas remboursé par les caisses.
Mais ces exemples de cabinets « sécurisés » ne sont pas uniques en exercice libéral : quelques maisons médicales de garde s'en sont inspirées, comme celle des Mureaux, dans les Yvelines : pour y pénétrer, les patients doivent au préalable appeler le centre 15, qui les oriente éventuellement vers la maison médicale et leur communique le code d'accès, changé tous les jours. Un gardien complète la sécurité du lieu en ouvrant le dernier sas d'accès, tandis que les patients sont informés avant d'entrer que la MMG ne dispense aucun produit de substitution.
Mais il y a des limites à cette sécurisation, car, mis à part les vols avec agression parfois mortelles, dont ils sont certes trop souvent les victimes, mais pas les cibles choisies à cause de la profession qu'ils exercent, les médecins ne peuvent pas perdre de vue que le patient agressif reste avant tout un patient, et que, selon la formule d'un généraliste de banlieue parisienne, « les médecins sont les spectateurs privilégiés de la détresse humaine, qu'elle soit physique, psychologique ou financière, quand elle n'est pas un terrifiant mélange des trois. Une partie de la solution aux problèmes de patients agressifs, voire dangereux, passe par un travail pédagogique auprès d'eux : il faut être capable de leur parler, mais aussi de les écouter. Quand ils ont le sentiment d'être considérés, ces patients deviennent souvent nettement moins agressifs. »
Pour le Dr Gilles Urbejtel, chargé des questions de sécurité à MG-France, « transformer le cabinet en blockhaus ne résoudra pas le problème, qui se déplacera vers le parking pour ce qui est des agressions ayant le vol pour objectif. La solution n'est pas le rideau de fer mais l'organisation de la profession, et elle passe par des aides pérennes à l'exercice et au regroupement. »
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