Les jeux sont faits

Publié le 06/06/2002
Article réservé aux abonnés

Malgré sa prudence, Jean-Pierre Raffarin s'est permis de dire, au début de la semaine, que la droite semblait devoir gagner les législatives.

Ce discret pronostic n'apportait pas une révélation bouleversante : la moyenne des sondages, la campagne sans âme de la gauche, ses querelles avec Jean-Pierre Chevènement et ses amis, son projet lui-même, qu'affaiblit la perspective d'une cohabitation dont les Français ne veulent plus, au point que 17 % des électeurs de gauche souhaitent la victoire de la droite, tout laisse présager un succès probable du camp chiraquien.

De bonne guerre

En outre, le moins que l'on puisse dire, c'est que le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin n'est pas resté inerte pendant les cinq semaines qui ont séparé la présidentielle des législatives. La gauche, c'est de bonne guerre, lui reproche tantôt de prendre des décisions qui n'ont pas cours légal tant qu'elles ne sont pas soutenues par une majorité parlementaire, tantôt de se limiter à des effets d'annonce : M. Raffarin ne serait qu'un bon communicateur. Sa première qualité est d'avoir la peau dure (sa placidité efface tout symptôme visible d'irritation) : il ne se fâche pas en public, il ne polémique pas, il ne rejette jamais l'adversaire, il n'est pas intolérant, il accepte la critique, la plupart du temps en l'ignorant, et il poursuit son chemin sans trop se préoccuper de ce qui se dit.
Les socialistes lui ont lancé quelques boulets, notamment au sujet du refus de l'UMP d'engager des débats télévisés avec les représentants de la gauche. Ils n'avaient pas plus tôt trouvé cette bonne cause, qui porte en somme sur le fonctionnement normal de la démocratie, que Ségolène Royal la sabordait en demandant publiquement aux médias de cesser de diffuser des informations sur l'action gouvernementale. Autrement dit, Mme Royale, habituellement mieux inspirée, souhaite combler un déficit démocratique en le creusant davantage.
Sur le fond de cet épisode spécifique, l'UMP, en réalité, a fait le choix tactique de parler le moins possible et d'agir le plus possible. Certes, cela lui permet de passer sous silence quelques failles, parfois larges, de son plan, à commencer par le financement de son premier chapitre de réformes : avec quoi la droite au pouvoir paiera la baisse des impôts sur le revenu, l'augmentation des honoraires médicaux, la diminution des charges sociales des entreprises (pour les bas salaires), alors que le rétablissement des équilibres budgétaires est remis aux calendes, ce qui fait bon marché de nos engagements européens, l'UMP ne le dit guère. Mais la gauche se charge de le faire à sa place ; de sorte que ces grands dépensiers que sont, dans la fibre, les socialistes, inventeurs des 35 heures et autres bagatelles qui coûtent des sommes faramineuses, apparaissent aujourd'hui comme les gérants responsables des deniers publics et des modèles de rigueur.
Quoi qu'il en soit, ils n'ont pas eu tort d'enfourcher ce cheval de bataille car, même à droite, il y a des gens perplexes au sujet des promesses faites au peuple.
Là où la gauche dérape, c'est quand Jack Lang - qui, peut-être par désespoir, ne trouve plus comme munitions que la démagogie - prédit une « explosion sociale » à la rentrée si la droite l'emporte. Encore une fois, on oublie que ce qui compte dans le système que nous sommes censés vénérer, c'est le bulletin dans l'urne, pas la manifestation. Il est vrai que M. Lang parle d'expérience : la victoire de Jacques Chirac en 1995 a été saluée à la fin de cette année-là par une grève générale, longue et dure, où les revendications sociales cachaient mal les motivations politiques.
On peut compter sur l'extrême gauche, bien implantée dans le secteur public, pour nous jouer ce tour-là. Mais que Jack Lang en fasse un argument électoral (proche du chantage : votez à gauche, sinon...), cela le rapproche soudainement des bataillons protestataires qui continuent de rêver du grand soir ; cela néglige ce que l'on croyait sacré aux yeux socialistes : le suffrage universel.

Chef de clan

La droite non plus ne manque pas de cynisme : d'abord, elle a mis dans sa poche le contrat démocratique que le peuple a passé avec M. Chirac lors du second tour de la présidentielle. Dès le 6 mai, le président réélu est redevenu le chef de clan qu'il n'a jamais cessé d'être ; le comportement personnel d'Alain Juppé, qui s'est effacé par nécessité mais entend bien rester dans les coulisses l'homme lige du président, est marqué, conformément à la nature du personnage, par l'autoritarisme et par une philosophie qui met tous les moyens au service d'une fin unique, comme si la loyauté à M. Chirac l'autorisait à plonger dans toutes les combines, au mépris d'un personnel politique auquel il dicte une loi d'airain ; enfin, le refus de débattre opposé par la droite à la gauche décrit la mentalité de la tribu chiraquienne, qui a entre deux et quatre points d'avance et n'entend pas en perdre un quart en mettant ses idées à l'épreuve du feu de la polémique.
L'égocentrisme chiraquien traduit une faiblesse plutôt qu'une force : au fond, l'UMP n'est pas sûre de l'issue du scrutin. D'une part, la réélection du président n'a pas balayé le courant de protestation au sein de l'électorat. D'autre part, la prochaine majorité sortira d'un très vieux moule, celui de la résignation, celui de la consécration par défaut. Si la gauche, par extraordinaire, l'emporte, ce sera malgré la terrible perspective d'une nouvelle cohabitation ; si la droite gagne, ce sera pour NE PAS avoir la cohabitation encore une fois, et non sous l'effet d'une vague qui la porte.

L'ombre de Le Pen

Or, dans ce contexte très compliqué et fort peu enthousiasmant, Jean-Marie Le Pen est toujours là. Il n'a perdu la bataille du second tour que parce qu'il était parvenu, au premier, au maximum de ce qu'il était capable de faire. Mais il garde un énorme pouvoir de nuisance et il est en mesure de détruire l'UMP dans nombre de circonscriptions. Donc, les jeux sont faits, mais rien n'est joué. Au second tour de la présidentielle, nous avons conjuré un malheur, nous n'avons pas éliminé la menace. De plus, un examen attentif des listes électorales montre que, en dépit de la dictature de l'UMP, beaucoup de candidats se présentent au détriment de l'unité de leur propre camp, que la discipline a été plus grande à gauche qu'à droite, que le risque de dispersion de l'électorat, qui a déjà produit la chute inattendue de M. Jospin, est aussi grand aujourd'hui qu'il y a six semaines, tout cela dans une confusion idéologique extrême : ces deux millions deux cent mille chômeurs auxquels cinq ans de socialisme n'ont pas donné un emploi sont la proie désignée des courants extrémistes.
Avec les exclus, avec ceux qui travaillent pour gagner moins que s'ils étaient simplement assistés, avec ceux qui contemplent, la rage au cœur, les feux illusoires de la société de consommation, ils voteront de nouveau comme on crie. Démocratie ou pas, les soignants et les remèdes dont nous disposons pour apaiser cette douleur encore trop répandue seront-ils suffisants ?

Richard LISCIA

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7141