Chaque année, la gendarmerie découvre environ 700 cadavres. Pour permettre leur identification, il est indispensable d'évaluer le délai post mortem. Dans la plupart des cas, la mort est récente. Le médecin légiste peut l'estimer précisément en analysant la rigidité ou le sang. Mais au-delà de trois jours, ces indices ne sont plus fiables, l'apparence du cadavre peut se révéler trompeuse.
Prenons l'exemple d'un corps livré aux caprices des intempéries : l'exposition à de fortes pluies accélère grandement son état de putréfaction. Dans ces circonstances, seule l'entomologie, l'étude biologique des insectes nécrophages sur les corps décomposés, peut livrer des indications de qualité.
Depuis quelques années, l'entomologie criminelle s'est mise au service de la justice. Cas unique en Europe, un département d'entomologie légale a vu le jour en 1992 à l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), à Rosny-sous-Bois. « En mêlant biologie des insectes et climatologie, nous sommes capables de dater une mort comprise dans une fourchette allant de trois jours à trois ans », affirme le lieutenant Gaudry, directeur du département. La méthode, si elle ne met guère en appétit, fournit d'excellents résultats.
140 espèces dans un ordre immuable
Le cycle complet de la disparition d'un corps s'étale sur trois ans, au-delà desquels ne resteront que les os et les dents. En fait, l'agression commence dès l'immobilité ante mortem du sujet. Les premiers insectes, attirés des kilomètres à la ronde, viennent pondre dans les orifices naturels. « La clé de l'entomologie réside dans le fait que les 140 espèces nécrophages ne s'intéressent pas au cadavre de façon anarchique, explique le lieutenant Gaudry. Au contraire, elles s'y installent progressivement dans un ordre immuable et bien connu. »
En France, l'ensemble de ces 140 espèces se regroupe en huit escouades ; chacune d'elles est attirée par le même stade du cycle de putréfaction cadavérique. Le jour de la découverte du corps, il suffit d'identifier les différents insectes qui s'y trouvent. Aucun humain ne peut prétendre échapper à la règle, aussi révoltante soit-elle. Même celui qui décide de s'immoler finira entre les mâchoires de ces mini-cannibales : il reste toujours quelques bouts de matières organiques à grignoter.
Une marge d'erreur minime
Comment l'étude se passe-t-elle sur le terrain ? Les enquêteurs ramassent un maximum d'ufs, de larves, nymphes et insectes volants ou rampants sur le cadavre, ainsi que de la terre située sous le corps, car elle contient des insectes qui ne font surface que pour se nourrir. De retour à l'IRCGN, les entomologistes placent les insectes dans du liquide conservateur, et les nymphes en élevage. Après éclosion, l'identification se fait sous microscope. Combinée aux conditions climatiques, elle permettra de dater la mort avec une précision surprenante. « Pour un cadavre de six mois, la marge d'erreur est minime, une semaine tout au plus », explique, non sans fierté, le chef d'équipe. Cette précision répond à l'exigence croissante de preuves scientifiques fiables lors des enquêtes criminelles. « Il nous arrive souvent d'être surpris par nos résultats, avoue le lieutenant Gaudry. Un cadavre n'a pas toujours l'âge de son apparence. »
L'entomologie peut également fournir des indications sur les circonstances du décès. Car les 140 espèces d'insectes amateurs de chair humaine se répartissent différemment sur le sol national. Par exemple, la découverte d'un insecte « basque » sur un corps trouvé dans un hangar lillois témoigne d'un déplacement du corps. Un élément de plus pour pister le criminel.
La méthode, efficace à première vue, présente toutefois des limites. En hiver notamment, le froid ne plaît guère aux insectes. « Quand le corps est retrouvé à son domicile, ça ne pose aucun problème, affirme le lieutenant Gaudry. Mais en milieu extérieur, l'arrivée des insectes est ralentie. Nos compétences s'arrêtent pour des températures inférieures à 8 °C. »
Autre cas de figure qui complique la tâche des entomologistes : il arrive que les cadavres soient ligotés et emballés dans du plastique. « Non seulement l'accès au corps est plus difficile pour les bêtes, mais en plus, il faut tenir compte des perturbations liées au confinement ; ça produit un effet cocotte-minute. » Et dans le cas extrême où les cadavres sont retrouvés sous l'eau, les gendarmes avouent que pour le coup, la technique est totalement inefficace.
Une aide pour les médecins légistes
En dehors de ces situations exceptionnelles, le magistrat considère l'entomologie comme une preuve fiable. Depuis sa création, le département entomologie légale de l'IRCGN traite une soixantaine de dossiers par an. Et la demande est croissante, note le lieutenant Gaudry. Chez les magistrats et les enquêteurs, mais aussi chez les médecins légistes, de mieux en mieux informés sur cette pratique.
Le sous-directeur scientifique de l'IRCGN, Yves Schuliar, lui-même médecin légiste, est convaincu de l'avenir de l'entomologie légale. Comme un complément de la médecine légale, et non comme une méthode rivale. « Face à un cadavre vieux de plus de trois jours, le médecin légiste sait qu'il a beaucoup de risques de se planter. Grâce à la FMC, le praticien acquiert le réflexe, lors d'une autopsie, en présence de larves, de proposer aux enquêteurs de faire des prélèvements. »
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