L’OCCIDENT semble avoir tellement vécu d’idéologies imposées, qu’elles soient morales ou politiques, qu’il a basculé dans son contraire : l’idolâtrie du moi libre, suprême décideur, origine absolue de ses actes : je consens et par là même valide mes actions. Toute tentative pour remettre cela en question est vue comme une atteinte à ma liberté, un retour suspect du couvercle sur la marmite. De fait, il suffit de penser à l’instauration du lien affectif et à son terrifiant opposé, le viol, pour voir que le consentement est un critère fondateur.
Il y a pourtant dans cette vision, dit Michela Marzano, l’ébauche de dérives non seulement théoriques, mais aussi très réelles.
D’accord, on doit évoquer les nombreux déterminismes qui pèsent sur l’être humain, lui faisant croire à une liberté de décision : traumatismes de la petite enfance, blessures secrètes, mais aussi attitudes socioculturelles et pesanteurs économiques nous imprègnent. Nous risquons en donnant notre consentement de ressembler à la girouette évoquée par Spinoza : ignorant le vent, elle croit pointer d’elle-même vers le sud ou vers le nord. Ces propos sont un peu triviaux, ils sentent la dissertation de terminale où l’élève parle des fameux « facteurs »...
En plus, comme toute action a ses déterminants, conscients ou inconscients, on devrait à ce titre dévaloriser toute décision, et ne plus jamais donner son consentement sous prétexte qu’il n’est pas vierge d’influences !
L’équilibre entre les intérêts.
Il y a autre chose. Une société où s’enchevêtrent des consentements est une société contractuelle. On y recherche l’équilibre entre les intérêts : par exemple, les lois tenteront tant bien que mal d’établir une balance entre propriétaires et locataires, au cours de leurs conflits possibles. On y recherche le Juste, non le Bien.
On reconnaît là les théories développées dans le monde anglo-saxon (en particulier par J. Rawls), où le contrat équilibrant l’emporte sur la morale. Elles sont en fait dans le droit fil d’Aristote, pour qui la force de cohésion et d’intégration d’une société l’emportait sur la recherche d’un bien commun.
Or l’auteur ne sépare pas son objet de réflexion d’une enquête morale : que vaut un consentement si le sujet est agité de propensions à la perversité, s’il est travaillé de postulations contraires, si son cortex est imprégné d’addictions et de toxicomanies vénéneuses, c’est-à-dire s’il est, en langage kantien, dans un état d’hétéronomie de la Volonté.
Par ailleurs, peut-on accepter cette obéissance à une loi de Raison universelle qui, comme l’exige le penseur de Königsberg, supprimerait chez l’être humain les mille fluctuations et ambiguïtés qui président à nos décisions ?
Les fortes réserves de Michela Marzano à l’égard d’une tyrannie du consentement s’ancrent ensuite dans le concret. Nous trichons à son égard en proposant un exemple de notre cru. Un courant antiredoublement souffle sur les sciences de l’éducation (nous ne discuterons pas du fond), et tend à dire : c’est à la personne concernée de dire ce qu’il en est, sollicitons donc l’élève, comment « le sent-il » ce redoublement pour lui-même ? On devine la réponse...
Plus gravement, sinon plus sérieusement, l’auteur examine la tyrannie évoquée dans les relations médecin-malade. Foin des avis médicaux omniscients, de leur toute-puissante bienfaisance ! De l’origine de la maladie aux ultimes décisions vitales, on doit faire place à chaque étape au consentement du patient. La compétence, puis la vulnérabilité de ce dernier ne méritent-elles pas d’être prises en compte ?
Tout comme doit être sondé le consentement des êtres dans leur vie sexuelle. Certaines prostituées ou actrices de porno affirment un plein accord avec leurs activités, irait-on, pourtant, jusqu’à parler de « vocations » ? Certes pas, car ces femmes disent aussi leur vie saccagée, l’image totalement brouillée de leur corps. Une jeune femme avait répondu à une annonce de rencontres sado-masochistes. Elle fut tuée au cours de « jeux » manifestement poussés. On voit ici les limites d’un assentiment qui implique, mais ne dit pas ses limites, dans des pratiques pourtant contractuelles.
En définitive, un livre très attachant, mais que l’on voit hésiter entre l’exigence éthique et la peur de se pencher au-dessus d’un gouffre : qu’est-ce qui vraiment en moi veut, lorsque l’inconscient est le diable ?
« Je consens, donc je suis... », Michela Marzano, PUF, 15 euros, 233 pages.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature