« Mon premier vrai cadavre, c’était en deuxième année, au septième étage de la rue de l’Ecole de médecine à Paris. Ca fait bizarre », se remémore le Dr Dominique Dreux, généraliste installé à Igny dans l’Essonne. Nous étions une vingtaine dans la salle des dissections ». Le praticien se souvient de ce moment clé, fait de contact visuel et tactile. De l’avis du Dr Dreux, cette première rencontre avec un corps fait de matière inerte « peut modifier un parcours. Je me souviens que certains de mes condisciples ont poursuivi leurs études, mais se sont orientés, à l’issue vers des pratiques où ils n’avaient pas à exercer ». D’où le choix pour l’un d’une carrière dans l’industrie pharmaceutique, ou encore « le père de cette copine, qui lui, est devenu biologiste toute sa vie durant alors qu’il avait pourtant son diplôme de médecine ».
Premier certificat de décès
En revanche, pour celles et ceux qui ont décidé de pratiquer la médecine générale, le véritable contact avec la mort d’un patient dans le cadre de leur métier peut parfois intervenir très tôt, dans le cadre d’une activité de remplacement. Dans les Vosges, cela été le cas il y a vingt-cinq ans pour le Dr Marie-François Gérard, qui s’en souvient encore (voir témoignage). Mais aussi pour le Dr Michel Kopp.
« Le premier mort c’est toujours un peu spécial » reconnaît volontiers le généraliste d’Illkirch-Graffenstaden. Ce médecin alsacien a commencé ces études de médecine en 1974 et les a terminées en 1982. Huit ans de formation durant lesquelles « la question du généraliste face à la mort n’avait jamais été abordée ». Autant dire que le Dr Kopp n’était pas vraiment préparé lorsqu’il doit rédiger son tout premier certificat de décès pour « une vieille dame pendue. Mais je n’étais que remplaçant, je ne la connaissais pas », tempère aussitôt le Dr Kopp, qui depuis, a pu apprécier la puissance de la réaction émotionnelle que peut traverser un généraliste confronté à la mort d’un patient « qu’il suit depuis de nombreuses années ».
Aujourd’hui, Michel Kopp distingue deux cas de figures essentiels. Soit il s’agit d’un décès auquel on ne s’attend pas. Et la première réaction du praticien est celle de la culpabilité. « Mince qu’est-ce que j’ai raté. Ai-je bien dosé son cholestérol ? N’aurais-je pas dû l’envoyer plus tôt chez le cardiologue ? » Soit il s’agit d’un patient en fin de vie que le médecin accompagne jusqu’à la fin. « Là, la prise en charge peut se révéler vraiment gratifiante pour peu qu’on y parvienne « bien », assure le généraliste alsacien.
Une réflexion qui rappelle le vécu d’une dizaine de médecins généralistes bretons interrogés sur le sujet par le Pr Gwenola Levasseur. Dans le cadre d’une étude du département de médecine générale de l’université de Rennes menée en 2008 (voir encadré), cette généraliste universitaire concluait que « les médecins perçoivent avec beaucoup d’acuité l’importance de l’accompagnement de leur patient et celui de la famille. Ils considèrent que la gestion du deuil fait partie de leur travail mais bénéficient pour eux-mêmes de peu de soutien en ces circonstances ».
Réalités statistiques
Ce qui ne les a pas empêchés, chacun à sa manière, de développer leurs propres solutions pour apprivoiser ce face-à-face avec la mort. « C’est logique, même naturel », répond ainsi le Dr Dominique Hérault, qui exerce à Renazé (Mayenne). Chiffres à l’appui. « Les taux de décès par an sont environ de 50 morts par commune de 3 000 habitants. Et on évalue la clientèle d’un généraliste à quelque 1 000 patients. Chaque année, une quinzaine de mes patients meurent, mais les conditions de décès sont bien sûr très variables ».
De la mort violente, la nuit, « pour laquelle on appelle bien sûr le généraliste de garde et pas le Samu ». À l’accompagnement du patient en fin de vie. Sur le premier volet, le Dr Hérault a lui aussi son premier certificat de décès en mémoire. « Bon là, la mort était évidente, mais c’est bête, je me suis rappelé mes cours de médecine légale et le coup de la buée sur le miroir. On place une glace devant la bouche de la personne, s’il y a de la buée, cela signifie que le patient respire. Ce qui en définitive est plutôt stupide, en pratique. Où trouver un miroir à la bonne taille, en pleine nuit, dans une maison inconnue ? L’examen du corps est évidemment la chose à faire ». Un conseil que martèle également, mais pour d’autres raisons, le vice-président de la section éthique et déontologie du conseil de l’Ordre, le Dr François Stéfani (voir entretien ci-contre).
Enterrements : y aller ou pas ?
Reste que le Dr Hérault n’a pas développé, en vingt ans d’exercice dans sa commune de Renazé qu’une expertise en matière de certificat de décès. « J’ai la chance de travailler en groupe. Cela aide parfois pour échanger lorsqu’on se trouve soi-même vraiment affecté par la mort d’un patient dont on se sentait proche. Mais nous avons aussi un hôpital local à Renaze. Lorsque nous avions encore un funérarium, qui représentait tout de même 11% des entrées à l’hôpital, si je puis dire, faute d’un meilleur terme, cette sorte de rite de passage offrait un moment de repos, une occasion pour la famille de commencer son deuil d’un corps qui était à sa juste place. Pour ma part, le fait de travailler en unité de soins palliatifs au sein de l’hôpital m’a permis de trouver un équilibre dans l’accompagnement du patient et de ses proches, jusqu’à l’issue fatale. Mais ensuite je n’interviens plus. Par exemple je ne vais jamais à l’inhumation du corps d’un patient. J’aurais le sentiment de passer de la proximité au surinvestissement », conclut le Dr Hérault.
Un principe que ne partage pas du tout le Dr Jean-Yves Schlienger. Ce médecin généraliste, installé à proximité de Reims, assiste quant à lui, aux enterrements « pratiquement systématiquement ». Sa manière personnelle d’accompagner ses malades jusqu’au bout. Et qui lui a permis de constater une modification des comportements familiaux face au décès d’un de leur proche. « Aujourd’hui, on cherche à se débarrasser du corps le plus vite possible. Le temps des veillées funèbres appartient à un autre âge. Désormais, on appelle, de préférence, le médecin de famille, mais sinon le médecin de garde pour qu’il rédige le certificat de décès, et ensuite le conseiller municipal chargé de délivrer l’autorisation de retrait et de transfert du corps par les pompes funèbres ».
Quelle attitude adopte le généraliste de Cormicy face à cette évolution? « Lorsque je suis de garde, je conseille aux familles d’attendre le lendemain pour contacter leur médecin traitant, c’est une démarche je crois importante. Sinon, dans un autre registre, celui de l’accompagnement long d’un patient en fin de vie, j’ai observé en vingt ans des réactions qui varient selon les familles bien sûr, mais trois grandes tendances sont constantes. Avec certaines, les liens sont renforcés. D’autres s’éloignent un temps pour revenir ensuite. Enfin, certains patients ont simplement changé de généraliste. Je crois que dans ce cas nous devenons d’une certaine façon l’incarnation de la médecine dans sa faiblesse, dans sa dimension humaine ». Avec à l’arrivée, un sentiment d’injustice vécu par le praticien ? « Les médecins généralistes dans les campagnes sont toujours plus ou moins solitaires, avec le temps, on accepte pas mal de choses », diagnostique le Dr Schlienger. De la part de ses patients. Mais pas nécessairement de ses confrères.
L’important, c’est être informé
Ainsi la majorité des généralistes que nous avons interrogés, (et que nous n’avons pu tous citer ici) entonnent tous le même refrain. Il est fondamental, dans le cadre du suivi des patients atteints de pathologies lourdes, que le médecin traitant ait un retour à temps de la part des spécialistes, libéraux comme hospitaliers. Le médecin généraliste juge insupportable d’apprendre le décès d’un patient au détour d’une visite à un membre de sa famille. Et la plupart soulignent qu’il est très difficile d’être face à un patient atteint d’une pathologie grave, sans savoir ce que lui a dit au préalable le spécialiste auquel le médecin traitant l’a adressé. Il faut dire qu’il y a eu une véritable inversion de tendance en matière d’annonce au patient. Et le médecin traitant est impliqué plus tôt dans le processus des soins palliatifs. Une évolution que le Dr Kopp fait remonter aux années 80 et à l’apparition « du sida, bien plus qu’à la loi Kouchner de 2002 sur le droit des malades. Désormais, le patient est au centre, on lui doit la vérité du diagnostic et c’est ensuite lui qui décide à qui on doit dire ou non sa maladie ».
La question de l’euthanasie
Pour le généraliste l’accompagnement de la fin de vie en est-il facilité par cette émancipation du patient ? Sans doute. Mais, selon le Dr Kopf, cette nouvelle donne « soulève aussi en filigrane la question de l’euthanasie. Malgré le progrès des soins palliatifs, il arrive qu’on nous demande d’augmenter la dose de la pompe à morphine. En France, le généraliste reste encore très seul par rapport à ce problème, » poursuit le praticien Alsacien Une réalité que ne conteste pas le responsable de la section éthique et déontologie de l’Ordre, le Dr Stefani (voir entretien), mais qui préfère renvoyer sur un meilleur usage de la sédation anxiolytique…
Une chose est sûre aujourd’hui, la mort ne fait pas recette auprès des carabins. Depuis 2004, un cours sur l’approche du médecin face au décès d’un patient et du deuil des familles existe pourtant en fac. Mais à cet âge-là le sujet leur apparaît trop éloigné, en plus ça risque peu de tomber aux ECN », diagnostique le Pr Pierre-Louis-Druais, professeur de médecine générale à Paris Ouest. « Et pourtant, insiste le président du CNGE, il existe une sémiologie du deuil qu’il est nécessaire de connaître. Elle facilite grandement la vie du praticien et de la famille du patient décédé ». Et qui évite « les cas encore réels, mais plus fréquents dans les grandes villes où le généraliste informe son patient atteint d’un cancer qu’il ne pourra pas le suivre faute de temps»...
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