LA DÉSTRUCTURATION du repas du soir n'est pas d'actualité en France. En procédant à la comparaison des deux grandes enquêtes « Emploi du temps », réalisées en 1986 et en 1998, Thibault de Saint Pol (laboratoire de sociologie quantitative du Centre de recherche en économie et statistique de l'Insee) apporte un démenti très étayé aux situations observées dans d'autres pays : aux Etats-Unis, où, dès la fin des années 1970, les enquêtes révélaient la quasi-disparition du repas comme moment partagé par l'ensemble des membres d'un ménage, avec l'apparition du phénomène de « gastro-anomie », dans la plupart des pays d'Europe également, où le déroulement du repas, sa composition et aussi sa régularité semblent condamnés.
Un modèle français.
Selon l'Insee, ce caractère « réglé » persistant de l'alimentation des Français ne serait pas pour rien dans la relative minceur de la population et le faible taux des maladies coronariennes, il limiterait notamment la multiplication d'épisodes alimentaires en dehors des repas principaux, enrayant le phénomène de grignotage qui joue un rôle vérifié dans la prise de poids.
Bon pour la santé, ce synchronisme alimentaire, avec trois pics globalement mesurés dans les mêmes intervalles de temps (petit déjeuner, déjeuner et dîner), serait aujourd'hui un modèle français. C'est particulièrement vrai pour le repas du soir, qui garde une place à part, moins soumis au travail professionnel que le déjeuner et moins tributaire des contraintes temporelles diverses que le petit déjeuner.
Pour comprendre le repas des Français, l'Insee s'interroge sur la manière dont cette activité s'inscrit dans le déroulement des autres séquences de la vie quotidienne. En se concentrant sur la période qui correspond au pic des dîners (18 h 50 - 21 h 30), découpée en 16 tranches de 10 minutes, elle a repéré une dizaine de classes qui délimitent des groupes sociaux, avec des comportements différenciés et des soirées types. Les trois premières classes, en majorité féminines, correspondent à trois modes de vie différents : la première classe (5,8 % de la population enquêtée) regroupe des individus qui passent plus de temps à table que les autres (48 minutes), mais dont la particularité est de consacrer un temps important aux tâches ménagères, avant comme après le repas ; la deuxième (12 %) concerne des femmes plus jeunes, qui passent moins de temps au travail domestique et qui, sorties de table, ont des activités diversifiées (télévision, mais aussi loisirs, lecture, musique, soins et éducation des enfants) ; avec la troisième classe (7,5 %), le repas, plus tardif (entre 20 h et 21 h), est précédé et suivi de tâches en majorité ménagères.
Avec la quatrième classe (20,8 %), où les hommes sont légèrement surreprésentés, la soirée se découpe en deux parties : le repas, qui s'étend de 19 h à 20 h, plus tôt qu'avec les autres groupes, puis, après 20 h et de manière assez brutale, la télévision (90 % de cette classe est devant le petit écran à 20 h 50). Il s'agit là d'une population plutôt âgée, avec deux fois plus de 55 ans que de moins de 34 ans, des retraités, des chômeurs, des ouvriers non qualifiés, dans l'ensemble peu diplômés.
Le cas de la cinquième classe (5,4 %) est plus encore télédépendant, dans la mesure où c'est la télé qui a la préséance sur le repas, le couvert s'en trouvant relégué en deuxième partie de soirée. Là aussi, les personnes ont un niveau socio-culturel plutôt faible, mais un niveau d'activité plus important, conséquence d'un âge plus jeune. La sixième classe (9,4 %) regroupe les professions dont les horaires de travail sont tardifs. Cette France qui rentre tard est celle des chefs d'entreprise, des professions libérales, des commerçants et, plus généralement, d'hommes actifs, ayant un diplôme supérieur au baccalauréat, et un niveau de vie élevé, déchargés pour la plupart des tâches domestiques (souvent sur l'emploi du temps du conjoint), ils mangent rapidement (26 minutes), après un temps de trajet important pour regagner leur domicile, et le repas semble ne pas être l'élément structurant de leur soirée. Leur télévision non plus, qui n'est allumée qu'en fin de soirée.
Avec la septième classe (6 %), ce sont les plages alimentaires qui sont prépondérantes : voilà des dîneurs à niveau de vie élevé, qui vivent en couple et sont actifs, ils s'attablent 113 minutes, le temps alimentaire s'inscrivant surtout dans une pratique de loisirs ou de sociabilité, notamment avec des convives extérieurs au ménage.
La huitième classe s'adonne à la culture de sortie : plus jeunes (beaucoup d'étudiants entre 18 et 24 ans), plus parisiens ou habitant des grandes villes, plus célibataires et appartenant à des CSP de cadres et d'ingénieurs, ces dîneurs tardifs privilégient les rencontres, les sorties au spectacle ou les promenades, la participation à la vie associative, la pratique de jeux ou de la musique. Le temps proprement dit du repas s'insère dans une grande diversité de loisirs vespéraux.
La neuvième classe, la plus importante numériquement avec un quart de la population étudiée (24,5 %), concentre le repas entre 20 h et 21 h. Le dîner constitue pour ce groupe d'individus une séparation entre une fin de journée, où les activités liées à la maison ou à la famille occupent une grande place, et une soirée plutôt consacrée aux loisirs (télévision en tête).
Quant à la dixième classe (3,7 %), elle se distingue par l'extinction des feux avant 21 h 30. Du coup, le repas se trouve concentré en tout début de soirée, sa présence diminuant fortement après 20 h pour disparaître totalement après 21 h. C'est tout à la fois une population âgée (surreprésentation des plus de 55 ans) et laborieuse, appartenant à la France qui se lève tôt (chauffeurs, ouvriers non qualifiés…).
Cette typologie des Français selon leurs pratiques dînatoires fait en tout cas ressortir la place déterminante que, dans presque toutes les classes, la télévision semble jouer, influant directement sur la durée et l'horaire des autres activités. L'Insee souligne en particulier le rôle commensal autant qu'informatif joué par le journal de 20 h dans le synchronisme alimentaire de nos compatriotes.
L'enquête « Emploi du temps »
Réalisée par l'Insee auprès de 8 000 ménages, l'enquête « Emploi du temps » s'inscrit dans la lignée des enquêtes du même type réalisées en 1966, en 1974 et en 1986. Elle repose sur un carnet journalier sur lequel chacun doit indiquer ses activités tout au long de la journée (nature, début, fin), de 0 heure à 24 heures, avec des plages horaires de 10 minutes. Si plusieurs activités sont réalisées simultanément, les deux principales sont enregistrées, l'intéressé distinguant l'activité principale de l'activité secondaire. Il doit aussi renseigner le lieu, le trajet, l'objet (professionnel, personnel, associatif) de l'activité. Le nombre des lignes recueillies par carnet varie de 7 à 63 (médiane à 22).
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