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C' EST encore, c'est toujours du cousu main, un récit comme une broderie arachnéenne qui vous effleure à peine, et cependant vous enserre.
A la station de métro Châtelet, la narratrice aperçoit dans la foule une femme avec un manteau jaune à la coupe démodée et à la couleur défraîchie ; elle croit reconnaître en cette passagère fatiguée sa mère - qu'elle croyait morte au Maroc où elle s'était exilée une douzaine d'années auparavant - et elle la suit discrètement jusqu'à Vincennes, qui en ces années 1960 était encore une banlieue lointaine.
De sa mère, il ne lui reste qu'un agenda, un carnet d'adresses et quelques photos dont une où elles posent toutes les deux, grimées et costumées, car alors sa mère, qui l'appelait « la petite Bijou », l'avait entraînée à jouer avec elle dans un film. C'est ainsi que, soir après soir, Thérèse va guetter cette femme dans le métro, rôder autour de son domicile pour l'apercevoir mais sans lui parler, sans s'assurer qu'il s'agit bien de celle qui l'a mise au monde et qui l'a abandonnée.
Au fil de ces attentes et de ces rencontres manquées, resurgissent dans sa mémoire des souvenirs épars, douteux peut-être, qui avec les quelques renseignements glanés auprès du voisinage, esquissent le portrait d'une malheureuse que, comme la narratrice, on s'interdit de juger.
Emerge ainsi le nom de celle qui s'est fait appeler la comtesse Sonia O'Dauyé mais que d'autres ont surnommée « la Boche » et plus tard « Trompe-la-mort » : Suzanne Boré. Elle voulait devenir danseuse classique mais son rêve s'est brisé en même temps qu'elle a brisé sa cheville. Après, on imagine la lente déchéance dans le milieu des artistes de seconde zone, les compromis et la lutte pour la survie en ces temps de guerre et d'Occupation avec des périodes fastes comme lorsqu'elles habitaient un grand appartement à Boulogne. Aucun indice sur son père, même si l'ombre de plusieurs hommes traverse le roman.
Tout aussi énigmatiques sont les autres personnages « réels » qui traversent l'ouvrage et la vie de la jeune fille. Une femme, une pharmacienne et un homme dont le métier est de capter des émissions de radio en langues étrangères et d'en rédiger la traduction et le résumé. Images idéales de parents certainement, tous deux, sans trop s'étonner, sans poser de questions, pour tromper leur propre solitude peut-être mais peu importe, accueillent la jeune fille lorsque ses démons intérieurs se font trop pressants.
Mais il y a aussi les Valadier dont Thérèse, qui vit de petits boulots, est amenée à garder la petite fille. Et là, c'est comme si l'histoire se répétait : Neuilly, un grand appartement qui paraît à peine habité, un couple qui semble n'avoir rien en commun, en tout cas pas cette enfant dont ils se désintéressent manifestement, qu'ils semblent sur le point d'abandonner comme elle le fut et le reste à jamais.
Les romans de Patrick Modiano sont étonnants. On a l'impression qu'il ne s'y passe rien ou si peu et que ce peu est anodin, on s'ennuie un peu aussi et on tourne les pages vite pour en terminer - sans remarquer que l'on ne rate pas une ligne d'un texte si limpide qu'il chante comme une fontaine ; et lorsqu'on en a fini et qu'on s'interroge, on n'en finit pas de lire entre les lignes et de saisir la richesse d'un récit qui agit par ondes successives.
Editions Gallimard, 154 p., 95 F (14,48 euros).
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