OUTREAU, ses orgies pédophiles. Pierre Bodein, alias « Pierrot le fou », mis en examen dans l'enlèvement et la mort de Julie, 14 ans, après violence sexuelle (1). Michel Fourniret, « le tueur en série des Ardennes », dit « le forestier », qui a avoué neuf meurtres ; il partait à la chasse aux jeunes filles deux fois par an. Sur ces trois affaires, « il a été dit tout et son contraire, jusqu'à la cacophonie », commente pour le « Quotidien » le Dr Daniel Zagury (Neuilly-sur-Marne), expert psychiatre près les tribunaux. « Outreau, c'est plus d'innocents en prison ! Pierrot le fou, assez des libérations conditionnelles ! Le tueur en série des Ardennes, mais comment cela est-il possible ? »
Nous sommes en plein tourbillon médiatique. Il fait suite à « quatre vagues successives » déclenchées par l'évolution récente de la justice en matière de mœurs. Première vague : le viol est regardé de manière différente par l'opinion publique, tout particulièrement lorsque les victimes sont des enfants. Deuxième vague, l'inceste : dans les deux cas, les plaintes en justice se multiplient. Troisième vague : la pédophilie, qui soulève dans les esprits fantasmes et confusion ; et, quatrième vague, la délinquance sexuelle des femmes, qui écorne l'image de l'amour maternel.
« Mieux vaut prendre du recul que de réagir émotionnellement, au coup par coup », estime le praticien. « Le psychiatre, à qui on attribue une toute-puissance, n'est pas non plus cet imbécile social doublé d'un incompétent qui ne fait pas son boulot », quand la une des journaux évoque l'itinéraire meurtrier d'un détraqué sexuel ayant profité d'une libération conditionnelle. Les bénéficiaires de la conditionnelle commettent deux fois moins d'actes de récidive que les détenus accomplissant leur peine jusqu'au bout, et qui, de ce fait, ne font l'objet d'aucun contrôle judiciaire : 6 % chez les premiers, contre 12 % pour les seconds. C'est afin d'organiser son accompagnement et son insertion que le juge d'application des peines (JAP) a décidé la levée d'écrou de « Pierrot le fou », le 15 mars dernier, soit dix mois avant sa libération légale. Pierre Bodein, 57 ans, condamné en 1996 pour viols et intention de meurtres, qualifié de simulateur et présentant des troubles schizophréniques, selon les expertises psychiatriques, a connu 35 années d'enfermement dont 21 en centre hospitalier spécialisé.
Des rebelles à toute prise en charge.
« Il y aura toujours des rebelles à toute intervention, reconnaît le Dr Zagury. Au Moyen Age, on les appelait "les sans foi ni loi", au début du XXe siècle "les mauvais garçons" et aujourd'hui "les borderline" ». Michel Fourniret, à qui les psychiatres ont conseillé en vain une thérapie, au vu d'une « réitération des agressions impliquant la notion d'état dangereux », lors de son séjour en prison en 1986 pour viols et agressions sexuelles, ferait-il partie de ces intouchables-irrécupérables ?
Quoi qu'il en soit, pour le psychiatre-expert, la loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles et à la protection des mineurs « n'est pasen soi mauvaise ». « Encore ne faut-il pas ranger les auteurs d'agressions sexuelles à qui elle s'adresse dans la catégorie des malades mentaux (ne confondons pas un tueur en série psychopathe et assassin délirant), prévient-il, car il s'agit de personnes responsables de leurs actes, présentant des troubles de la personnalité. » Pour ces individus, dont l'état psychique ou neuropsychique n'est pas altéré au moment de l'agression sexuelle qu'ils commettent sur un enfant, la dialectique de la carotte et du bâton a du bon. L'injonction de soins du suivi socio-judiciaire, pièce maîtresse de la législation de 1998, assimilée à une « mesure de défense sociale », court sur une période de dixans pour l'auteur d'un délit sexuel, à compter de sa sortie de cellule, et pendant vingt ans pour un criminel sexuel. S'il refuse de se soigner ou abandonne le traitement, le patient retourne derrière les barreaux durant deux ans (délit) ou cinq ans (crime).
Le législateur avait prévu que 15 000 personnes seraient suivies, mais les équipes thérapeutiques, faute de disponibilités des psychiatres (libéraux et salariés sont saturés), comme les personnels judiciaires et sociaux (240 JAP, 2 500 assistants sociaux) sont en nombre très insuffisant.
Tout semble fonctionner sur le seul système répressif, l'un des plus développés au monde, car les crédits à la réinsertion manquent. Or, la détention n'a rien de thérapeutique, tout au contraire. Derrière les barreaux, il n'existe pas d'obligation de soins, même si le JAP prend en compte les démarches thérapeutiques personnelles de quelques détenus dans l'aménagement de leur peine.
Pour tenter d'y remédier, le Dr Roland Coutanceau, expert psychiatre, vient de soumettre à Philippe Douste-Blazy et à Dominique Perben un projet visant à introduire la thérapie de groupe pour 12 prisonniers sexuels, à raison de séances bimensuelles de 90 minutes pendant un semestre. Pourquoi pas, si les intéressés sont consentants, et, surtout, si la Santé trouve des médecins et des psychologues ?
Dans tous les cas, fait remarquer le Dr Daniel Zagury, les pères et mères incestueux, les violeurs et les pédophiles ne nécessitent pas automatiquement une aide thérapeutique pas plus qu'un sado-masochiste ne se livre forcément à des infractions sexuelles.
Absence de soins sous contrainte en ambulatoire.
De l'avis du Dr Pierre Lamothe, psychiatre au service médico-psychologique régional des prisons de Lyon, là où le bât blesse, c'est dans « l'absence de soins sous contrainte en ambulatoire ». « Il en existe partout ailleurs, en Suisse et en Belgique notamment, sauf en France », s'exclame-t-il. Le cas de « Pierrot le fou » en témoigne. Pour autant, la liberté conditionnelle n'est pas à remettre en question, estime le praticien, car la France « n'en abuse guère ». En Californie, la castration chimique est obligatoire depuis 1996. D'après les spécialistes français ; cette méthode n'est pas appliquée à plus de 10 % des délinquants sexuels ; elle doit être utilisée avec leur consentement. Sans compter que « l'injonction de soins, décidée au moment de la condamnation, et qui intervient à la levée d'écrou, est une hypothèque sur l'avenir, un pari difficile à tenir », estime le Dr Lamothe.
Quant à la commission du suivi socio-judiciaire, elle met l'accent « exclusivement sur les droits du patient, négligeant l'ordre public ». Le médecin y voit une « dichotomie entre la réalité psychiatrique » et la sauvagerie la plus totale dont un individu peut faire preuve. A cela s'ajoute un dernier aspect de la loi de 1998 qualifié de « gênant » par le psychiatre, qui concerne le rôle du médecin coordonnateur, interface entre le médecin traitant et le JAP. « Quasi expert, assurant une fonction d'évaluateur, il subit une pression constante du JAP, voire du conseiller d'insertion et de probation (assistant social) , qui cherchent à obtenir des éléments cliniques ».
Trop d'expertises et presque plus de non-lieux psychiatriques.
Dans ce contexte hypermédiatisé du délinquant sexuel sujet à des troubles de personnalité, le Pr Bernard Cordier, pédopsychiatre, constate qu'un certain nombre de ses confrères experts sont sollicités indûment par des juges d'instruction, au cours de la dernière période, pour des obligations de soins, comme le prévoit le code de procédure pénal pour les alcooliques dangereux (loi de 1954). « Ces magistrats confondent obligation de soins et obligation de se soigner », estime l'expert-psychiatre des Hauts-de-Seine. « Il n'est pas rare d'entendre des mis en examen confesser qu'on les a obligés à se soigner, alors qu'ils n'ont rien fait. » Comme si le juge cherchait avant tout à se couvrir.
Dans le même temps, les non-lieux psychiatriques (art. 122-1 du code pénal) sont en voie de disparition : de 10 000, il y a une quinzaine d'années, ils n'étaient plus que 199 en 2002. Le milieu carcéral regorge de psychotiques. « Le filtre que constitue l'expertise psychiatrique ne semble plus remplir sa mission », traduit le spécialiste. « Il est temps de reprendre à zéro la procédure de désignation des experts », dit-il. En 2005, une conférence de consensus sera consacrée à l'expertise psychiatrique. Le Pr Bernard Cordier pense en outre que la justice devrait résister à la pression des avocats désireux de voir diligenter des expertises à tout bout de champ. « La solution n'est pas d'y soumettre le premier venu des exhibitionnistes. »
La quasi-banalisation qui en est faite éloigne en réalité les praticiens de cette pratique, plus que la rémunération qui lui est liée. Le salut pourrait venir d'une organisation nouvelle du corps expertal « articulée autour des spécialistes de la charnière justice-santé que sont les médecins-légistes », actuellement en sous-effectif. Chaque médecin-légiste nommerait un sapiteur psychiatre ou psychologue « pour avis spécialisé relevant uniquement de la clinique ». Il aurait à répondre à la question : « A quelle date, telle personne présentait-elle des troubles de la personnalité ? » « L'important est de s'entourer de celui qui sait (l'expert, étymologiquement) dans un domaine donné, tout en veillant à ce que le bon expert soit aussi un bon clinicien. » A la Chancellerie, ces interrogations retiennent l'attention. Un groupe de travail a été constitué afin de « renforcer les capacités expertales de la médecine psychiatrique » et les contrôles sur les libérations conditionnelles. Il rendra ses conclusions en septembre. Présidé par le procureur général de Grenoble, Jean-Olivier Viout, il est composé d'un expert psychiatrique, d'un psychologue, d'un président de chambre de l'instruction, d'un responsable de cour d'assises, d'un juge d'instruction, d'un procureur et d'un avocat.
Philippe Douste-Blazy annonce la création d'une commission santé-justice pour « étudier l'amélioration de la prise en charge et du traitement psychiatriques des délinquants sexuels à l'issue de leur peine ». Dans le même esprit, un rapport sur la récidive de Pascal Clément, député UMP de la Loire, président de la commission des lois, appelle à « mesurer davantage la dangerosité des détenus en s'appuyant sur des expertises psychiatriques et médico-psychologiques ».
Par ailleurs, l'automne prochain, le Fichier judiciaire national automatisé devrait compter quelque 10 000 noms et adresses de délinquants sexuels condamnés ou mis en examen.
(1) Pierre Bodein fait l'objet d'une instruction sur la mort, toujours dans l'est de la France, d'Edwige Vallée, 38 ans, et de Jeanne-Marie, 11 ans.
Quelques chiffres
- 30 ans de peine de sécurité pour les auteurs de crimes sexuels sur enfants condamnés à la perpétuité.
- 5 191 condamnations pour agressions sexuelles sur enfants, dont 603 viols (2000).
- 1 610 condamnations pour viols sur enfants et adultes en (2002).
- 24 % des détenus sont des violeurs (2002).
- 25 % des condamnations imputables à un violeur ou à un agresseur sexuel en 2002 (9 % en 1980).
- 22 % des délinquants sexuels sont des récidivistes ; 30 % pour les pédophiles et 2 % pour les violeurs et agresseurs d'adultes. Une personne condamnée une fois a 20 % de risque de retourner en prison et 30 % si elle a écopé de 2 condamnations. Sur 100 condamnés sexuels sur mineurs, 90 ne se retrouvent pas en prison
5 ans après leur libération.
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