IL Y A L'ENFANCE. Enthoven fait défiler un garage à Bois-Colombes, un grand-père devenu fou, un professeur détestable nommé Deleuze, qu'il dit avoir contaminé l'autre, celui de « l'anti-OEdipe », avec qui il a tant de points communs (on ne te croit pas sur ce point, Raphaël).
Il y a aussi dans l'inventaire un professeur éveilleur, ce qui nous vaut un de ces bouts de pensée dont l'auteur est très prodigue : «On dit des grands professeurs qu'ils apprennent à penser par soi-même. Et après? Penser par soi-même est la plus sûre manière de penser à la fois tout seul et comme tout le monde. (...) Darriulat m'a appris à penser par autrui. Pas mal, tout de même, non?»
Darriulat borne un parcours bien classique : quartier latin, lycée Henri IV, hypokhâgne, où il est mauvais partout, sauf le mercredi en philo quand les infinitifs merveilleux de ce professeur lui communiquent une joie qui augmente sa puissance d'agir (donc spinoziste) et dépasse le plaisir pour s'ouvrir à la durée (donc bergsonienne). Le transfert sur le professeur et l'érotisme y afférant ne sont pas loin. «Le seul équivalent que je trouve à ces matinées d'ivresse est le jour béni où, jouant sous ma douche, j'eussoudain le sentiment de mettreles mains sur un secret magnifique.»
Après les profs, il y a les philosophes-professeurs, et Raphaël résiste mal à une énième confrontation Sartre-Aron. Non pour dire avec qui il vaut mieux avoir tort mais pour camper d'authentiques êtres humains : à Sartre malin et séducteur, attaché au pouvoir, il oppose un Aron intègre, à l'élégance morale, celui qui, écrivant au « Figaro », se déclarera pour l'indépendance de l'Algérie. Incontestablement, sa tendresse va au spectateur engagé de la société mondiale, plus qu'au philosophe peu cohérent d'un engagement sans actes. «Aron le fils modèle n'avait pas d'imagination, alors que Sartre l'orphelin, l'enfant qui ne veut pas grandir, n'avait lui aucune limite.»
Pour en arriver finalement aux philosophes. Professeurs ratés comme Schopenhauer, aigri, jaloux de Hegel, misogyne, convaincu que la vie de l'homme oscille entre l'ennui et le désespoir. Ça, c'est un peu la légende, et un penseur plutôt altier et malin nous est exhibé, qui considère que la philosophie est un sport de riches, trop coûteux pour un maigre salaire de philosophe.
Le basilic sur les spaghettis.
Et puis, il y a Vladimir Jankélévitch, Janké, pour qui Raphaël a une tendresse absolue. Une tendresse qu'il exprime à sa façon : «Si Spinoza était un fagot de spaghettis, Jankélévitch serait le basilic» (!) Oui, Janké donc, le musicologue-philosophe ou le contraire, que l'horreur de la Shoah a poussé vers une germanophobie absolue, plus facile à tenir en philo qu'en musique classique pourtant.
Janké encore, le penseur ironique, l'homme du « je ne sais quoi » et du « presque rien », le superlatif de Bergson, le frère jumeau de Nietzsche, avec qui il partage la tendresse pour l'indicible, l'amour de l'inachèvement, l'idée que la morale commence simplement à la honte. Tout ce que devrait être une philo capable de retrouver ce fameux sens des choses plus vieux que l'intelligence, la vraie naïveté de l'enfant. Glissez mortels, n'appuyez pas !
A quel genre appartient ce livre ? Essai, pamphlet, exercice de style, plaidoyer pour une nouvelle façon de philosopher ? Un peu à tous et on y trouve de réels bonheurs d'écriture, le choix de la formule qui casse les vitres : «Que reste-t-il au Diable si c'est l'homme qui le manipule?», «Contrairement à ce que disent les stoïciens, c'est la mort qui prépare à la philosophie»...
Ivre de son talent, Raphaël se lâche un peu, se fait d'autant plus plaisir que la philosophie doit être libre, légère, et il faut bien le dire un peu gratuite, et que ce n'est pas parce qu'on est intelligent qu'on évite d'être bête. Passé les bornes, il n'y a plus de limite et on peut faire dans l'humeur virtuose, ce qui donne ceci : «Quelques mouettes, sottes ou cartésiennes, se dressent contre le vent… C'est le petit matin, tout est aimable à cet instant sauf, évidemment, les betteraves, l'art contemporain et les films de Rohmer.»
Mais toute légèreté nietzschéenne se pare d'une lourdeur inaperçue, son lyrisme sur la clope nous déçoit. «Fumer, c'est mettre le sablier à l'horizontale», écrit-il, et de reprendre le thème victimaire si à la mode du pauvre fumeur traqué par l'interdiction, cet «attentat social». «Qui fume déserte et se repose», affirme-t-il un peu sentencieux, et un peu ridicule quand on observe l'air nerveux, crispé, et indifférent aux enfumés, du pétuneur de café. Comme quoi la plus étincelante pensée enveloppe quelques grammes de beaufitude dès qu'on veut idéaliser ses sales petites manies.
Raphaël Enthoven, « Un jeu d'enfant – La philosophie », ed. Fayard, 204 p., 15 euros.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature