D. S. Si l’on se réfère à son imaginaire, à ses thématiques, Jules Verne est-il un auteur français ?
François Angelier. C’est un auteur français d’une manière totalement nouvelle. Mais il nous faut d’abord planter le décor. Un horizon écossais surplombe la mythologie familiale de Jules Verne avec cet ancêtre installé en France à l’époque de Louis XI et qui crée une lignée. Second point, Jules Verne est un Nantais, et donc le citoyen d’un grand port fluvial, certes sur le déclin mais qui vit et rêve les yeux tournés vers la mer. D’emblée, il y a cette idée de départ. Ce n’est pas l’homme d’un lieu, d’un terroir, d’une région. A-t-il des inspirateurs en France ? Dans le corpus littéraire français, on trouve des récits de voyage mais pas de romans maritimes. Quant à ses références, elles sont toutes d’origine anglo-saxonne. Il est certes anglophobe car il critique la puissance coloniale anglaise. Mais il est fasciné par l’Angleterre. Ce sera la destination de son premier voyage au-delà des frontières avant de se rendre aux États-Unis. Il est vrai, il rompt et invente de nouveaux horizons au sein de la littérature française. On peut certes retrouver dans la littérature occidentale un fil ancien, celui du voyage cosmique, sous la terre, au-delà des mers ou des pôles. Mais ces ouvrages relevaient de l’utopie ou de la songerie scientifique. Jules Verne crée la nouveauté en s’adressant aux adolescents avec des matériaux issus de la science de son temps.
D. S. Son œuvre inaugure-t-elle une nouvelle généalogie ? Quelle sera sa postérité dans l’Hexagone ? Ou est-il un météore dans notre littérature ?
F. A. L’image lui va bien. Certains s’en inspireront sur le mode parodique. Il sera à l’origine d’une littérature de science-fiction, même si Jules Verne est d’abord un auteur positiviste qui rend compte de la science de son temps. Avec lui le récit est toujours de l’ordre du crédible, du véridique et non pas du chimérique. Quant à sa postérité, il est redécouvert dans les années soixante-dix, à la fois dans le sillage de la science-fiction mais aussi dans celui de la littérature oulipienne. On redécouvre Raymond Roussel qui proclamait : « Jules Verne est le plus grand écrivain de tous les temps. » Il aura fallu attendre 1949 pour qu’une revue littéraire consacre un numéro spécial à l’auteur Jules Verne, avec un article notamment de Michel Butor.
D. S. Aujourd’hui, il n’existe plus d’écrivains qui entrelacent le fil narratif et la description de l’état de la science.
F. A. Il y a en revanche une science-fiction d’inspiration anglo-saxonne avec des écrivains comme Maurice Renard. Pour autant, la singularité de Jules Verne ne se traduit pas dans son rapport à la science dont il n’est certes pas le prophète, mais plutôt par son intérêt, sa passion pour la technologie. Il est davantage un auteur technologique que scientifique. Son œuvre développe une vision noire, pessimiste de l’avenir, même si elle est parfois euphorique. Dès le départ, son lien avec la machine et la technologie est irrationnel, de nature érotico-poétique. Certes, il se construit autour de la dimension de l’aventure imaginée dès l’enfance et l’adolescence. Mais dès ces années-là, la machine lui apparaît comme un spectacle à la portée effrayante et érotique. Ce contenu apparaît dès son premier roman, Un Prêtre, en 1939 où une cloche, première machine, s’écrase sur la foule et tue un grand nombre de fidèles. C’est la première catastrophe technologique décrite chez Jules Verne. Son œuvre est ensuite un long défilé d’accidents de toute nature, ferroviaire, maritime ou aérienne avec les aéronefs. La machine est liée à la mort. Elle tue. Jules Verne condamne en vérité tout ce qui relève d’un pacte faustien ou prométhéen. Il a certes accepté la République laïque, rationaliste. Mais il demeure un catholique monarchiste d’inspiration janséniste qui n’a guère confiance en l’Homme. D’une manière souterraine, il instruit le procès de la machine et celui du scientisme.
D. S. Dans cette critique de la science, Jules Verne est éminemment moderne.
F. A. Évidemment. Quels sont les grands thèmes de ses livres ? La mise sous tutelle de la technique et de la raison, un souci écologique avec une condamnation de la chasse massive et de l’extermination des espèces animales, la défense des minorités. Il est solidaire des droits des Hongrois contre les Autrichiens, des Canadiens contre les Anglais, des Indiens contre les Espagnols. Enfin, il attaque en règle ce qui est alors la première puissance mondiale, l’Angleterre et la diffusion de son modèle à travers le colonialisme. Le procès des bateaux-usines japonais par Greenpeace par exemple relève d’une problématique vernienne.
D. S. Cela n’interdit pas un virulent antisémitisme.
F. A. On trouve des traces d’antisémitisme à la fois précoces frontales et récurrentes. En fait c’est un anarchiste de droite, sillon dans lequel proliférera plus tard un écrivain comme Céline.
D. S. En dépit de cette modernité, les jeunes générations ne lisent plus beaucoup l’œuvre de Jules Verne.
F. A. Le texte de Verne porte son temps. Il devait éduquer tout en distrayant, en ayant recours à l’actualité du savoir, de la politique, de la géographie. La plupart de ces informations sont obsolètes. Quant au volet descriptif de son œuvre, il ne passe plus. Demeure bien sûr la dimension du roman d’aventure et d’énigme. Les enfants d’aujourd’hui sont verniens mais sans Verne. Il travaille par exemple la question du super-héros à sa manière comme Nemo, Robur le Conquérant, Mathias Sandorf. On y trouve la source de ce qui sera le savant fou, les aventuriers intrépides. On vit avec son héritage. Mais lui n’est plus visible.
D. S. Le successeur de Jules Verne ne serait-il pas Hergé ?
F. A. Tintin aurait pu être un personnage vernien, Haddock ou le professeur Tournesol. Hergé beaucoup plus que les romanciers est un héritier en transmission directe.
D. S. Et surtout si on vous lit bien, le mouvement steam-punk.
F. A. C’est la postérité de Jules Verne au troisième degré. Ce mouvement qui signifie en français « punk à vapeur » succède au cyber-punk. C’était alors injecter de la cybernétique dans le roman d’aventure. Quant au steam-punk, il est bâti sur la révolution technologique du XIXe siècle, mythologie matérielle de type ballon dirigeable, machine à vapeur. L’idée est de revisiter sur le mode décoratif, mythologique, la révolution scientifique du XIXe siècle, voire du XVIe siècle, en y injectant à la fois un souffle poétique et les problèmes scientifiques d’aujourd’hui. Par exemple, on peut imaginer un ballon dirigeable larguant une bombe atomique. Le quatrième volet d’Alien réalisé par Jean-Pierre Jeunet relève par son esprit et son esthétique de l’esprit steam-punk.
D. S. Sans son éditeur Hetzel, l’œuvre de Jules Verne aurait-elle pu être imaginée ?
F. A. Je milite pour une réhabilitation de Hetzel. C’était certes un homme d’affaires impitoyable avec ses auteurs. Mais c’est d’abord un homme politique, ancien quarante-huitard, ancien chef de cabinet de Lamartine. Il est exilé lors du Second Empire. Et revient en France à la faveur d’une amnistie. Hetzel récupère sa patente de libraire-éditeur. Et défend une ligne éditoriale engagée. Il publie les grands romantiques, mais aussi des ouvrages pour l’enfance. En 1862, Jules Verne, poète sans lendemain, dramaturge incertain, qui souffre d’une manière radicale à la fois affective et érotique débarque chez Hetzel. Rencontre providentielle ! Hetzel attend un nouvel auteur. Et Jules Verne est prêt à réaliser sa mutation comme romancier. Hetzel devient son père spirituel, sublime, le met au travail. Et lui offre un cadre, un projet, une rémunération. Il le brime parfois, lui rogne les ailes. Mais l’entraîne aussi dans de bonnes directions. Dans cette réussite exceptionnelle, on doit évoquer cette matière noire nourrie de toutes les frustrations de Verne, tapie dans les profondeurs du psychisme vernien qui s’exprimera sous la forme du roman d’aventure scientifique. C’est pourquoi ces livres nous touchent encore. Il y a une psyché qui travaille, une sorte d’alien dans les profondeurs du Nautilus.
D. S. Jules Verne est aussi moderne par l’exploitation des droits dérivés de ses grands succès.
F. A. Lorsqu’il écrit, il visionne et projette ses écrits. Et très rapidement Verne envisage une incarnation sur scène de ses principaux personnages. Résultat, l’auteur abonné aux grands tirages invente le théâtre à grand spectacle ou en technicolor en amenant sur scène un paquebot, une locomotive, des éléphants, des effets spéciaux. Le succès sera planétaire. Et cela le rendra très riche. La déclinaison ensuite sur grand écran sera évidente.
D. S. Comment s’est produit le passage de Jules Verne auteur pour la jeunesse à celui d’écrivain ?
F. A. C’est ce qu’appelle André Malraux la métamorphose avec la transformation d’une œuvre en œuvre d’art. Ce qui relevait de la production de masse devient avec le temps un élément poétique. Jules Verne a bénéficié de ce processus. Pour autant, la spécificité chez Verne est bien d’offrir au-delà des apparences une véritable écriture, un vrai travail d’écrivain. Le style n’est jamais giclé mais assemblé, marqueté. Certaines scènes confinent au génie pur comme celle du fumoir dans les abymes du Nautilus. Enfin, il a irrigué toute la littérature de l’imaginaire contemporain. Chez Jules Verne, pour reprendre la devise de X-Files, la vérité est ailleurs.
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