Décision Santé. Les livres d’éthique écrits par des médecins sont nombreux. Pour autant, ils ne reçoivent pas au cours de leur cursus une formation en philosophie morale expérimentale. Ont-ils une légitimité à rédiger ce type d’ouvrage ?
Ruwen Ogien. En ce qui concerne les médecins qui s’occupent de la gestion des ressources rares et connaissent les raisonnements utilitaristes, je n’ai rien contre. En revanche, il y a, il est vrai, un grand nombre de médecins qui siègent dans des assemblées comme le Comité national d’éthique et sont très éloignés d’une philosophie en action. Des questions autour des priorités, de la justice sociale, leur sont indifférentes. Ils défendent un humanisme réfléchi, d’inspiration kantienne. Mais l’impératif kantien de ne jamais traiter une personne comme un simple moyen n’est pas interrogé par exemple. On est là en face d’une pensée un peu pauvre.
D. S. Dans cette perspective, le Comité national d’éthique vous paraît-il utile ?
R. O. Je m’y suis intéressé lorsque la gestation pour autrui a été évoquée. Aller contre les idées dominantes, faire passer un message libertaire est dans ce type d’assemblée proprement inaudible. Le pluralisme philosophique n’y est guère encouragé. Y sont défendues des positions conservatrices associées à un certain paternalisme médical. La pensée utilitariste en France n’a toujours pas droit de cité. On pouvait encore lire dans les années cinquante des phrases définitives du genre « la pensée utilitariste est fondée sur l’intérêt, mais elle n’a aucun intérêt ». J’ai des objections contre l’utilitarisme. Mais j’estime qu’il est absurde de le traiter ainsi. Domine un kantisme de base qui a inspiré les lois de bioéthique construites, philosophiquement parlant, sur un mode bancal.
D. S. Expliquez-vous.
R. O. Sur les dons de gamètes ou du sang, comme sur la transplantation d’organes, le législateur en appelle au concept de dignité humaine. Mais ne faudrait-il pas en matière de don du sang faire plutôt appel à la notion de prudence ? Le risque de transmission d’agent viral serait réduit, s’il n’y a pas de transaction financière par exemple. En cas de don de gamète, on voit bien que derrière l’appel à la dignité humaine se dissimule un modèle familial où l’homme, la femme qui fournit les gamètes doit s’effacer au prix d’une fiction entretenue sur une prétendue généalogie. Sur la question de la gestation pour autrui, certes le risque de dérive existe. Mais il est également reconnu pour les greffes d’organe. Et on ne les a pas pour autant interdits. Le vrai problème est d’ordre juridique. La femme qui accouche est bien la mère reconnue par la société. Quelle place doit alors être accordée à celle qui a donné un ovocyte et qui élèvera ensuite l’enfant ? Bref, ces lois défendent bien un système où seul est reconnu le modèle d’un couple hétérosexuel, jeune, à visée procréative. Affirmer ensuite que seul ce modèle relève de la dignité humaine constitue bien un abus intellectuel. Chacun a le droit de défendre une certaine conception de la famille qui après tout est relative et n’a rien d’universel. Mais pour cela, on ne doit pas s’abriter derrière le concept de dignité humaine qui fait l’objet d’une complète instrumentalisation.
D. S. La question de la gestation pour autrui ne se résume pas à la défense d’un modèle familial.
R. O. Certainement pas. Outre le risque de dérive déjà mentionné, il y a un aspect normatif qui pour le moins mérite d’être discuté. Le consentement chez ces philosophes ne compterait pas. Comme dans le travail sexuel, même si une femme entend mettre à la disposition d’autrui ses capacités reproductives ou sexuelles, cela est par principe récusé. Il n’y a toujours pas de place pour une réflexion philosophique sur cette thématique.
D. S. Pourquoi dans votre livre empruntez-vous un grand nombre d’histoires, de vignettes à la médecine ?
R. O. En matière de philosophie expérimentale, on dispose d’un large corpus d’expériences de pensée. J’ai retenu celles qui avaient fait l’objet de tests méthodologiques. En philosophie morale, on distingue la question de la vie bonne de celle de la vie juste. Certes, j’aurais pu évoquer les problématiques relatives à la justice sociale par exemple. Mais j’ai privilégié la réflexion autour de la question du bien.
D. S. Par ailleurs, vous jetez un pont entre la philosophie et les neurosciences.
R. O. En philosophie morale, la tradition instaure une coupure radicale entre ce qui relève des normes et des valeurs et ce qui appartient au fait. En conséquence, les philosophes n’utilisent pas les acquis de la recherche scientifique parce qu’ils ne seraient pas pertinents pour la réflexion normative. Mais il est peu rationnel de décider d’avance que les travaux de Jean Piaget sur le développement intellectuel de l’enfant, les études anthropologiques par exemple et bien d’autres encore, ne pourront en aucune manière contribuer à la réflexion normative. Il me paraît important d’aller au-delà du principe dogmatique qui place un abîme entre les faits et les normes.
D. S. Vous consacrez de larges développements au rôle joué par les émotions, sujet largement débattu par les spécialistes en neurosciences.
R. O. Les émotions sont désormais appréhendées par certains philosophes comme un mode d’action. L’une des innovations philosophiques récentes repose sur l’idée que notre système émotionnel nous donne l’accès à certains aspects du monde. Exemple, lorsque nous avons peur, nous percevons la propriété qu’ont les choses d’être dangereuses. C’est une propriété relationnelle. L’ours n’est pas dangereux en soi. Il constitue une menace dans certaines situations. Ce type de propriété recèle en soi un enjeu moral. C’est pourquoi je m’y suis intéressé. Il y a une autre utilisation philosophique du rôle joué par les émotions. Elle est développée dans l’histoire du tramway qui tue…
D. S. Elle occupe une place centrale dans l’ouvrage.
R. O. Cette histoire met en avant nos réactions spontanées face à des situations certes imaginaires mais très concrètes. Certains chercheurs estiment qu’elles sont purement affectives, émotionnelles. D’autres considèrent qu’elles sont le fruit d’une intuition cognitive. Un autre courant de pensée estime que ces réactions sont le produit d’une éducation, d’un enseignement. Mais avant de poursuivre, exposons les enjeux soulevés par cette histoire. Un conducteur de tramway en perd le contrôle. Sur la voie se trouvent cinq traminots qui vont être inévitablement écrasés. Mais il y a également une voie secondaire où le conducteur peut conduire sa machine. Y travaille toutefois un autre traminot. Le dilemme est donc de ne pas intervenir et provoquer le mort de cinq personnes ou d’actionner l’aiguillage et d’entraîner la mort de manière volontaire d’une personne.
Dans une autre version, vous êtes sur un pont au-dessus de la voie. Vous assistez à la scène précédente. Un gros homme est en train de se pencher sur le parapet. Son poids serait suffisant pour arrêter le tramway. Seriez-vous prêt à le pousser ? Dans le premier cas, les personnes interrogées estiment légitime d’actionner le levier. Dans le second cas, pousser le gros homme paraît insupportable en rupture avec l’attitude conséquentialiste précédente où il est moralement permis d’accomplir un acte qui minimise le mal, indépendamment de toute considération relative à la nature de l’acte lui-même. Pourtant si l’on réfléchit rationnellement, en l’absence d’émotions les deux situations en « coût humain » sont comparables. Selon certains chercheurs, on est là dans l’opinion classique où les émotions bloquent un processus rationnel. L’imagerie médicale révèle que c’est le siège des émotions qui est activé lorsque l’on raconte la seconde version.
D. S. Votre livre remet en cause nos plus anciennes certitudes. Si l’on en croit l’histoire qui est à l’origine du titre de l’ouvrage, l’éducation pèse d’un poids limité dans nos attitudes morales.
R. O. Si nous avons parlé dans un premier temps de nos croyances morales, il s’agit avec « les croissants chauds » d’évoquer plutôt nos comportements d’aide. D’autres études ont mesuré nos comportements cruels. L’enjeu est de montrer qu’il serait hasardeux de tirer des conclusions définitives sur la nature humaine du genre « le mal est banal », comme l’a prétendu Hannah Arendt, où le bien est le résultat d’une éducation. Mais revenons à nos croissants. Nous sommes dans un centre commercial. Un complice laisse tomber un dossier tout près d’une cabine téléphonique. Si elle est près d’une boulangerie qui exhale une bonne odeur de croissants chauds, le comportement du passant sera le plus souvent d’aider celui qui a renversé son dossier. Il existe plusieurs versions à cette histoire. La variable étudiée est de montrer comment la bonne humeur sans relation avec un niveau d’éducation amène un comportement altruiste. Quelle conclusion peut-on en tirer sur un plan politique ? Il faudrait assurer les besoins minimums des personnes avant de les juger.
D. S. L’une des grandes originalités du livre est votre écriture éloignée de tout jargon, très simple, voire populaire.
R. O. Si le style n’est pas clair, le débat est impossible. Or, c’est ce que je veux susciter. Par ailleurs, je n’ai aucun goût pour la pompe philosophique. Vous aurez compris que je préfère Lewis Caroll à Martin Heidegger…
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