« PAS DE STATUT, pas de budget, pas de formation, pas de reconnaissance, tempête le Pr Jean-François Narbonne. Nous n'avons plus rien pour fonctionner, c'est complètement ahurissant ! » Professeur de toxicologie à l'université de Bordeaux, ce d'Artagnan de tempérament, comme il se plaît à se présenter lui-même, ferraille depuis des lustres dans toutes sortes d'instances d'expertise sanitaire ; pendant dix ans, il a siégé comme représentant de la France au Conseil de l'Europe (1988-1992) ; il préside le comité dioxine à l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) ; il préside le groupe sur les produits contaminants et correspond régulièrement avec l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Un expert de l'expertise.
Certes, admet-il, on revient de loin, des progrès ont été accomplis grâce à son travail et à celui de ses pairs. « Si l'on prend le dossier dioxines, j'ai été l'un des premiers à donner de la voix, il y a quinze ans, pour dénoncer l'absence de tout système de filtration sur les incinérateurs. Du coup, un très important effort de recherche et d'expertise a été lancé, avec plus de 10 000 publications scientifiques en une décennie. Si bien que, aujourd'hui, tout ce travail commence à porter ses fruits, on y voit enfin plus clair. Mais à quel prix ! »
En France, accuse le toxicologue, « nous percevons des indemnités dérisoires et des défraiements symboliques. Quand il s'agit d'aller au grand congrès international sur les dioxines, chaque année à Toronto, il faut se débrouiller seul pour trouver un financement. Et par-dessus le marché, comme je consacre un temps considérable à l'expertise, mon université a décidé de faire sauter ma prime d'encadrement de recherche (6 000 euros par an). Chez nous, vous ne pouvez pas mener de front recherche et expertise. Aberrant ! »
Une fonction qui tient du sacerdoce.
Autre voix bien connue tant dans le grand public que dans la communauté scientifique, Jeanne Brugère-Picoux, professeur de pathologie du bétail à l'Ecole nationale vétérinaire de Maisons-Alfort et membre de l'Académie nationale de médecine, confirme : « L'expertise tient du sacerdoce. Pendant trois ans, j'ai siégé au Comité vétérinaire à la Commission de Bruxelles. J'y ai sacrifié la totalité de mes week-ends durant cette période. Et ma carrière d'enseignante s'en est trouvée compromise, la direction de mon école refusant tout allégement de mon emploi du temps au motif que je n'avais rien à faire à Bruxelles. Résultat, quand se propagent de grandes inquiétudes internationales, comme à l'heure actuelle autour d'un risque de pandémie aviaire, il ne faut pas s'étonner que ceux qui sont en charge de l'expertise ne soient pas nécessairement les plus qualifiés. Ni les plus indépendants. »
Il y a du conflit d'intérêt dans l'air, si l'on en croit celle qui fut mise en cause personnellement à ce même sujet. « En fait, explique-t-elle, des médias ont insinué que j'avais émargé sur des budgets de sociétés agroalimentaires, alors que mon nom avait été utilisé par celles-ci sans rétribution à la clé. Mais la vérité, c'est que l'indépendance de l'expertise coûte cher. Beaucoup sont contraints à aller chercher dans le privé des bailleurs de fonds ; à défaut, de bénéficier des engagements publics nécessaires à leurs travaux de recherche. »
Car si l'expertise ne peut débloquer les financements pour mener à bien ses travaux de recherche, l'expert en est réduit, comme de plus en plus souvent, au seul rôle de compilateur de revues de presse scientifique internationale.
Et même dans ces limites, la fonction d'expertise reste ingrate : « Quand je planche sur une expertise pour le programme hospitalier de recherche clinique (Phrc), témoigne le Pr Florent de Vathaire, je dois analyser un bon mètre cube de documentation, pour conclure sur les 40 effets thérapeutiques des antidépresseurs, un travail qui m'est royalement payé 150 euros ! ». Du coup, le directeur de l'unité 605 de l'Inserm sur l'épidémiologie des cancers a tranché : « On est obligé de choisir entre la recherche et l'expertise. Pour ma part, j'ai choisi la première, même si, chaque année, je dois m'acquitter d'une BA, en acceptant de rendre un rapport pour le Phrc. »
Le cas du Pr de Vathaire est représentatif. Les scientifiques les plus compétents sont trop absorbés par la conduite de leurs propres travaux pour se consacrer si peu que ce soit à l'expertise. « D'autant plus, ajoute-t-il, que nombre de rapports, réalisés à fonds et à temps perdus échouent sur les rayons des bibliothèques ministérielles où ils ne servent qu'à la décoration ! »
Inutilisée, sous-payée, contre-productive dans les déroulements de carrière des chercheurs et des enseignants, l'expertise doit encore encaisser les pressions, celles des lobbies industriels, des attentes de l'opinion publique, des craintes des gouvernements et des manœuvres sensationnalistes de beaucoup de médias. Dans ce maelström, la prime ne va pas nécessairement à l'expert le plus probe : « Les grandes gueules, confie l'une d'elles, promptes à s'en prendre aux tentatives de mainmise, suscitent généralement la méfiance. Alors que, quand on désigne tel ou tel, qui prend bien les vagues, on pressent que ses conclusions ne devraient pas créer de trop de bouleversements. »
La course au fromage.
Ainsi se feraient bien des carrières d'experts. « A défaut d'y trouver une juste rétribution et une reconnaissance de leurs pairs, certains, affirme le Pr Narbonne, y voient le moyen d'avancer leur pion en vue de telle ou telle nomination convoitée. La course au fromage peut passer à l'occasion par telle ou telle mission d'évaluation du risque. »
Dans ces conditions, la formation devrait jouer un rôle salutaire. « Mais, justement, s'indigne le toxicologue bordelais, elle n'existe pas. Moi-même, je me suis formé sur le tas. Et c'est encore et toujours le cas pour la nouvelle génération des experts. Or l'expertise mérite évidemment un enseignement spécifique, pour apprendre à effectuer les calculs, à réaliser les modélisations, avec ou sans seuil, etc. C'est un métier à part entière, dissocié de la recherche, même s'il en est proche et si un scientifique dépourvu d'expérience de recherche manque d'esprit critique pour pondérer son jugement sur les risques. »
L'avenir de l'expertise sanitaire est sombre. En France, si rien n'est fait, elle risque de devenir l'apanage de l'industrie, cependant que, constatent nos interlocuteurs, des bandes de copains se partagent les dépouilles de l'expertise publique.
Tout autre est la situation à l'étranger. En Grande-Bretagne ou en Israël notamment, les budgets alloués aux vigies sanitaires leurs garantissent des moyens qui font chez nous des envieux. De même, les instances internationales, particulièrement à Bruxelles, disposent des moyens de leurs ambitions.
« Le risque qui nous menace n'est pas l'impérialisme de la santé publique se transformant en culture oppressive, mais l'insuffisance des moyens consacrés à l'expertise, constate en conclusion d'un livre sur le sujet le Pr Claude Got*. La France a des avantages acquis qui nous permettent d'être mauvais dans certains domaines de la gestion collective de la santé, tout en conservant un bon bilan global. Ce n'est pas une raison pour maintenir ces pôles de médiocrité. »
Conscient de l'ampleur du problème, le Pr Didier Houssin, directeur général de la Santé, consulte et réfléchit depuis plusieurs semaines, pour rétablir d'urgence les conditions d'une expertise de qualité (voir encadré).
* « L'Expertise en santé publique », Presses universitaires de France, « Que sais-je », 128 pages, 8 euros.
Les pistes du DGS pour valoriser les experts
« Si on veut bénéficier en France du travail d'experts tout à la fois compétents et indépendants, il nous faut valoriser les modalités de l'expertise », déclare au « Quotidien » le Pr Didier Houssin, directeur général de la Santé.
C'est dans cet esprit que le DGS précise qu'il « explore actuellement trois pistes :
- La fonction d'expertise doit être mieux intégrée dans le champ hospitalo-universitaire avec la prise en compte des rapports d'experts, en vue des nominations, au même titre que sont prises en compte les publications scientifiques.
- L'organisation du temps passé par les hospitalo-universitaires doit être clarifiée avec une juste compensation du temps pris à l'hôpital et à l'enseignement pour mener à bien les missions d'expertise.
- L'expertise, enfin, doit faire l'objet d'une rémunération qui corresponde mieux au niveau de compétence des professionnels. »
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