« LA PEAU BLANCHATRE et curieusement glabre de la cuisse est désormais à nu. Je pratique une longue incision verticale, puis une autre perpendiculaire. La lame, avec un léger crissement, attaque la chair. La chirurgie est mon métier et je découpe un mort qui souhaitait me tuer, mais je ne peux réprimer un spasme de dégoût. Les fragrances fadasses du sang se mêlent à l'odeur tenace d'iode et de poisson crevé que dégage le corps déjà gonflé du soldat. J'ai dans la bouche un sale goût de fiel et d'acétone. En six nuits d'enfer sur ce radeau, j'ai vu plus de morts et de sang qu'en trois années d'exercice de la médecine, mais la nausée s'empare de moi comme au premier jour. »
Le narrateur s'appelle Jean-Baptiste Savigny. A 27 ans, il s'est embarqué le 10 juin 1816, par erreur, écrit-il, à la suite d'une peine de cœur, sur la frégate royale « la Méduse », comme « chirurgien surnuméraire de troisième classe ».
Le jeune praticien n'est pas un personnage de fiction inventé pour les besoins du récit. Il a bel et bien embarqué sur le bâtiment qui devait rallier le Sénégal, il a fait partie des 150 victimes de l'échouage de « la Méduse » qui ont pris place sur un radeau de fortune (de mer), faute d'avoir pu monter dans une chaloupe, et qui y ont vécu l'aventure indescriptible et cependant prodigieusement illustrée par Théodore Géricault, dans son chef-d'œuvre. Et il a tout raconté par le menu, si l'on ose écrire, dans un récit-témoignage très clinique.
Le récit a échoué à la une de « la Gazette de France », puis, dans la foulée, de tous les médias parisiens. Il a permis à Géricault de se lancer dans sa folle entreprise et, aujourd'hui, c'est donc Erik Emptaz qui prend le relais, enrichissant l'original d'une minutieuse enquête historique, avec des rapports, des correspondances et autres témoignages.
Le radeau pour l'enfer.
Il y a tout ce qui précède la séquence du premier dépeçage de cuisse et tout ce qui vient ensuite. Les premiers jours de la traversée, le gros de la pratique médicale du Dr Savigny va consister à dire à des marins qui vomissent que cela va passer et à panser les mains et les pieds des maladroits du bord. Jusqu'à ce que le bâtiment s'échoue sur un haut-fond, au large de la Mauritanie, le banc d'Arguin, pourtant dûment signalé sur les cartes comme zone à éviter. Aviné une fois de plus, le commandant n'a rien vu venir. En revanche, c'est avec une impeccable efficacité qu'il organise l'évacuation du bord : à lui, au gouverneur et à leurs féaux, des places dans l'une des chaloupes de sauvetage, rapidement récupérée par l'un des navires escorteurs. A la troupe, dont notre chirurgien, un embarquement sur le radeau bricolé à la hâte avec des pièces de bois de la cale. « Le radeau pour l'enfer ! », comme s'écrie un matelot. Surtout depuis que l'amarre le reliant aux chaloupes s'est mystérieusement rompue, livrant l'esquif à lui-même, à sa dérive, sans voiles ni rames.
Encore quelques jours, des bagarres sanglantes qui déciment les rangs des « disparus en mer », et Jean-Baptiste Savigny pose ce diagnostic sur lui-même : « J'ai du mal à articuler, parler est devenu un effort, toutes mes facultés sont ralenties. Il me faut ainsi plusieurs heures pour me rendre compte que tous les symptômes que je ressens sont, au-delà de la forme de folie qui nous frappe, ceux de la malnutrition. J'ai faim ! »
La suite, on la connaît. Comment le chirurgien et ses compagnons survivants (ils ne sont plus que quinze au final) vont satisfaire cette « sale fringale, physiologique et brutale », cette « impérieuse et douloureuse nécessité de se remplir l'estomac ? ». Après les plaisanteries macabres sur le dommage de balancer à la baille des corps de victimes de rixe gras comme des verrats, le Dr Savigny raconte qu'il en vient à évoquer avec un détachement total « des pratiques d'anthropophagie, à ne pas confondre avec la férocité de l'endocannibalisme ou de l'exocannibalisme des tribus de sauvages ». Peu à peu, le chirurgien se sent pris dans « une espèce de pragmatisme où l'affect n'a plus de place », étreint brutalement par la seule faim.
Tandis qu'il procède à la première découpe, il revit sa toute première dissection, vomissant tripes et boyaux comme ce jour-là, en dépit de la vacuité de son estomac. « Là, nous voyons l'iliaque, le psoas, le pectiné, le premier adducteur, le droit interne, le droit antérieur, le tenseur du fascia lata... » Les commentaires de son professeur d'anatomie de Saint-Côme lui reviennent en mémoire, comme il fait « le plus gros ». Mais le plus dur reste encore à accomplir. Salage, séchage et puis... « Prenez et mangez, ceci est le corps de l'un d'entre nous. Pas celui de Dieu, celui d'un pauvre diable (...) Nous voilà liés par cette Cène sacrilège. »
Tout est allé très vite, constate Jean-Baptiste Savigny : quinze jours auront suffi à faire d'un étudiant en médecine un anthropophage ! Après cela, il vivra encore vingt-deux ans, médecin à Soubise, près de Rochefort. Mais dans quel état ?
* « La Malédiction de La Méduse », Grasset, 300 pages, 19,50 euros.
Le traumatisme psychique des naufragés
Le Dr Michel Lassagne, médecin en chef du service de psychiatrie de l'hôpital Percy, à Clamart, s'est penché sur les conséquences des catastrophes maritimes, les fortunes de mer, sur le psychisme des naufragés et des sauveteurs. En analysant plusieurs drames, il a constaté que le stress post-traumatique peut être très difficile à diagnostiquer, car les victimes sont souvent réticentes à décrire leurs symptômes, certaines allant jusqu'au déni.
Le bilan psychologique le plus lourd qu'il a établi concerne la tragédie de l'« Estonia », qui fit 900 morts en 1994 en Suède. Après de longues heures passées dans l'eau froide par les rescapés, le taux de désordre post-traumatique est monté à 64,5 %, avec des manifestations d'anxiété et des phobies.
Les sauveteurs eux-mêmes ne sont pas exempts de troubles, a fortiori quand il s'agit de non-professionnels.
Pour les rescapés, lorsque les secours tant espérés arrivent enfin, le bouleversement psychique peut atteindre un niveau tel qu'il entraîne des réactions d'agitation ou d'agressivité.
Enfin, à moyen terme, on assiste à un changement de l'expression du stress. Libérée dans une décharge brutale, elle peut déborder les capacités de contention et de contrôle du sujet. A plus long terme apparaît la névrose traumatique, avec apparition d'un syndrome de répétition.
Le Dr Lassagne insiste sur l'importance de procéder à un debriefing, individuel ou collectif, après toute fortune de mer.
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