Décision Santé. Dans le contexte troublé d’aujourd’hui, vous proposez la création d’un parlement des dieux ? Dieu est-il soluble dans la démocratie parlementaire ? N’est-ce pas antinomique ?
Tobie Nathan. Comment vivre ensemble ? Pour répondre à cette question, le point de vue a toujours été celui de l’être humain. Le pari de ce livre a été de penser la question du « vivre ensemble » du point de vue des dieux. Comment créer un monde où des dieux différents pourraient vivre ensemble. Des questions préliminaires : Qui sont-ils, ces dieux ? Quelles sont leurs intentions ?
On peut certes prétendre que les dieux n’ont pas de vie matérielle, mais on admettra que, en tant qu’êtres, ils vivent et ils meurent. Les dieux grecs, par exemple, n’ont plus d’adeptes aujourd’hui, pas plus que les dieux égyptiens de l’antiquité. Ils sont morts. En vérité, quoiqu’on en ait dit, les dieux sont mortels. Leur espérance de vie est d’environ 3 000 ans. Certes, les dieux sont tous différents, mais ils présentent quelques caractéristiques communes. D’abord, les dieux sont comparables à des enfants autistes. Chacun parle sa langue ; une langue que ses adeptes sont obligés d’apprendre. Mais on n’a jamais vu un dieu parler à un autre dieu… Autre spécificité, ils sont jaloux, n’arrivant pas à partager un même territoire, même lorsqu’ils sont apparentés, comme le sont par exemple le dieu juif et le dieu musulman. Et pour finir, ils ont la mauvaise habitude de se faire la guerre jusqu’à la disparition de l’un d’entre eux. C’est comme cela que le monde est resté durant des millénaires. Mais aujourd’hui, ce monde s’est ouvert. Pour les aider à partager un même monde, nous devons d’abord accepter l’idée que les dieux sont différents. Cela va à l’encontre des lieux communs du type « Tous les dieux ne sont qu’une déclinaison d’une même idée de Dieu »… l’idée du père, par exemple. Ces théories positivistes héritées du XIXe siècle sont si éloignées de la vie réelle… Il est temps de revenir à ce que les individus vivent au quotidien. Le dieu du musulman sunnite est différent de celui du musulman chiite par exemple, sans parler du dieu des juifs, ou de celui des chrétiens…
D. S. Mais revenons à votre idée de créer un parlement des Dieux. C'est une métaphore, une simple image à faire penser.
T. N. Pourquoi ?
D. S. Cela ne paraît pas réaliste à la lumière des événements de janvier dernier.
T. N. Au contraire ! La période actuelle confirme l’urgence de disposer d’un endroit – je parle d’un endroit réel ! – où l’on discuterait sérieusement des intérêts des dieux. Que souhaite vraiment le Dieu des musulmans chiites ? Pour le savoir, il faut interroger les évènements. Les Dieux inoculent la folie aux hommes pour les contraindre à réaliser des actions. Ainsi, en examinant les hommes et leurs folies ; en analysant les événements du monde, on peut percevoir les intentions des dieux. Et si l’on disposait d’un tel parlement, il deviendrait alors possible de montrer comment les intentions d’une divinité entrent en contradiction avec celles d’une autre divinité et chercher des arrangements, des compromis…
Comment interpréter les intentions des Dieux ? Qui devra se livrer à cet exercice ? Les religieux en sont exclus. Ils sont plutôt enclins à ignorer les Dieux des autres. Cette idée de parlement procède d’un antécédent historique puisé dans l’Antiquité juive. Un individu était autrefois chargé d’étudier les religions des autres peuples. Cette mission n’était pas motivée par la curiosité ; elle devait permettre de repérer les individus attirés par d’autres croyances, en passe de se convertir. Ces personnages, ces spécialistes des dieux des autres, m’ont intéressé. Outre la dimension théologique de l’entreprise, cette connaissance relevait nécessairement de l’art de guérir. Car en période de grands brassages de populations – ce qui était le cas à l’époque de la colonisation romaine ; ce qui est évidemment le cas aujourd’hui – il fallait fort bien connaître les diables des autres infiltrés dans le corps des malades. Ce type de personnage m’a inspiré pour imaginer les députés qui siégeraient dans ce parlement des dieux que j’appelle de mes vœux – eux qui avaient vocation à s’intéresser aux dieux des autres.
D. S. Où faudrait-il installer ce parlement ?
T. N. Catherine Clément, avec qui j’en parle souvent, suggère de le créer dans une île sur un fleuve, un endroit qui ne se situerait nulle part… Une utopie !
D. S. Dans votre livre, cette proposition de parlement répond à Sigmund Freud qui opposait l’impuissance, l’impossibilité de faire face à la barbarie de la multitude comme lors de la Première Guerre mondiale.
T. N. Pour Freud, on ne peut rien faire contre la guerre, qu’il voyait comme un déferlement de pulsions agressives, libérées par les grandes masses. Cette position d’impuissance était la même que celle qu’il ressentait lors d’une psychanalyse. On ne peut rien faire contre la force des pulsions – rien faire sinon accepter leur existence comme on accepte la loi de la pesanteur.
D. S. Il y a là un écho avec les événements actuels. Les inspirateurs de l’État islamique auraient-il lu Freud, animés par l’idée qu’il suffirait de convertir le plus grand nombre possible d’adeptes au terrorisme pour triompher « des autres » ?
T. N. Les techniques de terrorisme dont s’inspirent les théoriciens de Daech sont très anciennes. Le terrorisme « moderne » remonte au moins au XIIe siècle, au temps où Hassan Ibn Sabbah a créé la secte des « assassins ». Marco-Polo en rapporte un témoignage mais pas de première main, puisqu’il ne serait arrivé là-bas, dans les montagnes d’Iran, qu’une centaine d’années après la disparition de la secte. Son récit est néanmoins saisissant de cohérence. « Le vieux » initiait des jeunes gens dans la forteresse d’Alamout à une forme ésotérique d’Islam chiite. Puis, dit-on, le maître leur faisait prendre du haschich. Et lorsqu’ils étaient suffisamment ivres, il les emmenait ensuite dans ses jardins, là où tous les plaisirs étaient offerts à profusion. La fête terminée, ces jeunes étaient ramenés dans leur cellule. Il leur rappelait alors qu’ils avaient fait l’expérience du paradis et que, s’ils voulaient y retourner, il leur fallait assassiner tel ou tel chef militaire ennemi, au mépris de leur propre vie. C’est la première fois, dans ce texte de Marco Polo, qu’on donne la recette de fabrication d’une « bombe humaine ». Il va de soi qu’en ces temps, le monde craignait par dessus tout de déplaire au « vieux de la montagne », capable de vous expédier l’un de ses sicaires. Ce chef sans armée, maître mystique et stratège de génie, avait inventé le terrorisme. En assassinant quelques personnes ciblées, sans armée, sans état, on peut parvenir à faire plier des nations.
Le parallèle est évident avec les événements d’aujourd’hui où une terreur se diffuse à l’échelle d’un peuple à partir d’un nombre en fait assez limité de victimes.
D. S. Mais comment imposer cette idée de parlement des dieux en France dans un pays laïc(ard) qui a exclu la religion du domaine public ?
T. N. C’était un pays laïc. Notre pays a changé depuis quelque temps déjà. Aujourd’hui, je vois les gamins se convertir ; et ceux qui ne se convertissent pas regardent les croyants avec envie. Le tropisme vers la divinité est général, et tout particulièrement dans les forces vives… C’est devenu comme un phénomène de mode. On ne peut continuer à nier l’existence de ces forces.
Elles proviennent sans doute du dynamisme des seconde et troisième générations de migrants. Les migrations du passé étaient celles du « no return ». Ce n’est pas tant qu’elles avaient adhéré à l’idée d’intégration, c’est plus simplement qu’elles n’avaient pas le choix, ne pouvant revenir sur leurs pas. Aujourd’hui, non seulement les populations ont changé, mais les conditions matérielles de leur migration aussi. Elles gardent un lien étroit avec le pays, la culture d’origine. Comme je vous le disais au début de notre entretien, le monde s’est ouvert, avec Internet, les télévisions satellites, le téléphone gratuit par Skype, l’installation de fait de communautés partout où vivent les migrants. Ces populations ne sont pas arrivées « nues » comme les précédentes, mais avec leurs forces. On peut observer ces phénomènes depuis plus de vingt-cinq ans. Il est injuste de parler d’un échec de la politique d’intégration. Ces populations sont modernes ; elles vivent avec leur temps.
La question d’aujourd’hui est celle des enfants, devenus comme des âmes errantes, à la recherche de propriétaires. Il faut répondre aux forces qui cherchent à capturer ces âmes. Les religions n’ont pas d’intérêt particulier, sinon qu’elles sont des tentatives pour comprendre les intentions des dieux – cette même question à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui.
D. S. Vos détracteurs vont une nouvelle fois vous accuser de défendre le communautarisme.
T. N. Le simple fait de constater l’existence de communautés signifie-t-il que je suis communautariste ? Je pense néanmoins que la société française sera conduite à tolérer les communautés qui portent en elles des éléments de pacification. Croyez bien que je ne suis pas guidé par une idéologie ou une foi ; je témoigne des observations issues de mon travail clinique avec ces familles. Une communauté paisible constitue un sas où les primo-arrivants peuvent reprendre leur souffle après la rupture du grand voyage. Ils pourront — eux, ou leurs enfants — repartir ensuite, rejoindre la société d’accueil, par amour et non pas sous contrainte.
Pour le dire rapidement, nous ne sommes plus en présence d’immigrations, mais d’un phénomène planétaire de constitutions de diasporas.
Que nous apprennent les églises évangéliques ? Au Bénin, par exemple, c’est devenu la religion très largement majoritaire. Les migrants provenant de ce pays se placent dans une perspective internationale. Ils ont de la famille en France mais aussi aux États-Unis, au Canada, en Amérique du Sud… Les églises les aident à constituer des diasporas intelligentes. Dans ces églises, les fidèles sont souvent regroupés par ethnies et peuvent continuer à parler leurs langues. L’église leur offre à la fois un regroupement communautaire et un regard panoramique sur le monde. On trouve les mêmes offices à Montréal, à Sao-Paulo, à New-York et en Seine-Saint-Denis. Au-delà du contenu, leur fonction sociale est fondamentale. C’est un lieu à la fois moderne par son caractère ouvert sur le monde et communautaire pour l’individu. Elles permettent de préserver une identité malgré le mouvement des nations. Hier, nous accueillions des migrants, aujourd’hui des diasporas qui véhiculent des identités transnationales.
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