PRATIQUE
Elle vivait à 40 kilomètres de la résidence de son fils, de « son petit », comme elle l'appelait, âgé de 82 ans. « Le petit », ainsi que son épouse, étaient mes patients depuis plusieurs années. A l'occasion d'une visite faite à sa femme qui souffrait d'une maladie d'Alzheimer débutante, il m'a raconté que sa vieille mère commençait à sentir le poids des ans, qu'elle était plus faible, et qu'il avait réussi après pas mal d'insistance à la convaincre de se faire hospitaliser pendant une semaine pour un bilan. Le bilan a été négatif et elle est sortie de l'hôpital très fière pour dire à son fils : « Je te l'avais bien dit, je ne suis pas malade. »
Malade ou pas, elle faiblissait et son fils ne voulait pas la laisser seule. Il a décidé de la prendre chez lui, mais avant de le faire, il voulait que je lui promette de m'occuper d'elle. Il m'a averti qu'elle n'avait jamais été suivie par un médecin de toute son existence - à son accouchement, une sage-femme avait fait l'affaire -, et qu'il craignait « qu'elle ne m'en fasse voir ».
J'ai accepté parce que je ressentais de la compassion pour le vieil homme qui voulait s'assurer que sa mère pourrait bénéficier de mes soins. Quels soins ? On peut traiter la maladie, mais pas « du temps l'irréparable outrage ».
Une semaine plus tard, je suis appelé en visite auprès de sa mère.
L'accueil qu'elle me réserve est bienveillant. Elle commence par me tutoyer. « Tu pourrais être mon petit-fils, je ne vais quand même pas te vouvoyer. » Elle a un indéniable sens de l'humour, est parfaitement lucide, ne se plaint de rien que d'un brin de fatigue. Des troubles de mémoire ? Mais qui n'en a pas à son âge ? Le dernier temps, elle a mangé moins de fruits et de légumes. Il est vrai que ses gencives saignent parfois. L'examen est négatif. Ma prescription : un comprimé de polyvitamines par jour. Elle m'explique qu'elle ne pense pas les prendre : « Ecoute, petit, si le Bon Dieu me veut près de lui, ce ne sont pas tes comprimés ou tes gouttes qui peuvent m'empêcher de le rejoindre. J'ai accepté la consultation pour ne pas contrarier mon fils, mais des médicaments, ça non ! » Je suis d'autant plus embarrassé que la centenaire peut ne pas avoir tort. Je réponds qu'elle a peut-être raison, mais une autre possibilité n'est pas exclue : si le Bon Dieu ne veut pas d'elle, peut-être a-t-il décidé de se servir de mes comprimés pour la tenir loin de lui. Ses yeux brillent de malice : « Tu es un grand coquin, je vais prendre tes pilules. »
Son fils veut que je la voie régulièrement. On tombe d'accord pour une visite tous les six mois.
Le temps passe, l'état de la belle-fille - 76 ans - empire. La vie de mon patient devient infernale, entre sa mère qui faiblit - on a l'impression qu'une bougie est en train de se consumer - et sa femme qui sombre complètement dans la démence. La vieille dame, qui a maintenant 102 ans, tombe malade, une petite rhino-pharyngite qui guérit, mais elle ne peut plus quitter le lit. Son fils me demande de faire le nécessaire pour hospitaliser sa mère. Je refuse et lui propose de prendre une garde-malade pour les nuits. Si dans deux semaines les choses ne s'arrangent pas, je ferai hospitaliser sa mère. Il me rappelle après 48 heures : la bougie arrive à sa fin ; encore trois jours et elle s'éteint. Je délivre le certificat de décès. Je veux prendre congé, le fils me retient : « Docteur, je vous serai reconnaissant tout le restant de mes jours. Vous craigniez qu'en hospitalisant ma mère elle ne meurt à l'hôpital, seule, sans avoir son fils à son chevet. Je ne me le serais jamais pardonné. Elle est morte tranquillement, sa main dans la mienne. Je lui ai fermé les yeux. C'est alors que j'ai compris le sens de votre refus de l'hospitaliser. »
Ainsi, l'entente entre mon patient et moi-même s'est faite jusqu'au dénouement triste et naturel, sans mots ou explications. Curieux, je n'ai pas trouvé dans les grilles savantes de relations médecin-malade une recommandation pour l'attitude vis-à-vis des proches d'une centenaire qui glisse dans le néant. Dans ce cas, la relation médecin-malade a inclus confiance, sympathie, compassion, humanité, jugement. Cette relation unique entre deux êtres ne peut pas être rangée dans une « grille », lit de Procuste indifférent, invention des techniciens. La grille sert à des publications scientifiques mais est incapable de se substituer ou de créer la relation subtile entre deux sujets.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature