Tout devrait inciter les Etats-Unis à renoncer à la guerre contre l'Irak : la défection de la Turquie qui les prive d'un avantage stratégique sans lequel la bataille sera plus longue et plus rude ; l'hostilité militante de leurs alliés traditionnels, Royaume-Uni mis à part ; l'impossibilité pour eux d'obtenir une majorité au Conseil de sécurité ; le veto probable, en cas contraire, de la Russie et de la France ; la puissance du mouvement pacifiste mondial ; le rejet du pape ; le manque de temps, après une campagne de persuasion très longue, conduite par les Américains, mais qui s'est retournée contre eux ; les concessions, à notre avis de pure forme, de Saddam Hussein ; le rapport public que déposeront aujourd'hui devant le Conseil et qui annoncera des progrès dans le désarmement de l'Irak ; le rejet par le monde de l'idéologie des penseurs du Pentagone ; les craintes des régimes arabes, contraintes à juguler leurs opinions déchaînées ; les dérapages vraisemblables de l'après-guerre au cours de laquelle on risque d'assister non pas à une remise en ordre et à une démocratisation des Etats musulmans, mais à des soulèvements ; les dégâts économiques déjà causés par l'annonce de la bataille et qui s'aggraveront quand elle aura lieu ; l'évaluation actuelle des pertes américaines qui est élevée avant que le premier coup de feu ne soit tiré.
Mal conseillé
On ajoutera que les conséquences de la guerre sont tellement imprévisibles que l'Amérique risque d'affaiblir son statut de superpuissance unique et que le vu de M. Bush d'asseoir sa force sur de nouvelles bases pourrait aboutir au contraire à une perte de prestige.
Le bilan des erreurs commises par l'administration américaine est donc confondant : M. Bush a plus parlé de la guerre qu'il ne l'a faite et les mois qu'il a passés à convaincre le monde ont permis à la résistance diplomatique de s'organiser. Il a déclenché une force qui, physiquement, compense la sienne. Ses conseillers diplomatiques les plus proches, Condoleeza Rice et Colin Powell, n'ont pas vu venir l'ouragan de l'antiguerre et quand ils l'ont vu, il était trop tard. La perspective d'ouvrir les hostilités dans ces conditions aurait fait reculer n'importe quel autre pays.
Mais pas l'Amérique. La puissance, la violence même, de la réaction internationale au projet de M. Bush ne lui laisse plus le choix. S'il renonce, par exemple en admettant que Saddam est désarmé, alors qu'il n'a cessé d'émettre des doutes sur le succès des inspecteurs de l'ONU, il ressortira de cette crise qui a précédé la guerre plus affaibli encore que s'il la livrait. Il démontrera que les principes qui l'animent, lui et ses consorts du Pentagone, ne sont pas sacrés. Son amertume le conduira à prendre des mesures de rétorsion qui ouvriront la voie à l'isolationnisme, après l'échec du multilatéralisme.
Non seulement la guerre, dans ce contexte incroyablement tendu, aura lieu, mais en outre M. Bush est tenu d'aller au bout de son projet, c'est-à-dire de se débarrrasser de Saddam et d'installer à Bagdad un régime favorable aux Etats-Unis. Bien entendu, la guerre sera déclarée illégale avant que d'avoir commencé ; les actes de terrorisme seront sans doute plus fréquents ; l'Amérique sera conspuée non plus pour ses intentions mais pour ses actes ; et M. Bush donnera aux anti-Américains professionnels cent raisons supplémentaires de haïr son pays.
Une politique d'affrontement
Nous n'avons cessé de manifester nos doutes sur la politique d'affrontement adoptée par l'Allemagne, puis par la France et la Russie. Si leur but était d'empêcher la guerre, elles n'auront réussi qu'à la précipiter. Tout indique, au contraire, que pendant qu'éclatait le vacarme de l'antiguerre, chaque pays et l'ONU elle-même faisaient des préparatifs fiévreux pour prévoir les lendemains politiques de la bataille, pour l'après-Saddam, dont on parle presque au passé, pour secourir les réfugiés, pour instaurer une assemblée constituante, pour mettre en place un gouvernement, et pour - toujours l'obsession de la superpuissance unique - ne pas laisser les Etats-Unis maîtres du jeu politique ou installer une pax americana. Ce qui semble montrer que personne, même parmi ceux qui crient le plus fort, n'a vraiment cru qu'on pouvait amener M. Bush à composer ou à renoncer. C'est en ce sens que les pacifistes sincères, mais peu soucieux de la présence à Bagdad d'un régime sanguinaire, sont, dans cette affaire, les dindons de la farce.
Certes, le talent n'étouffe pas la diplomatie américaine. Mais le poids des armes finit toujours par triompher. M. Bush n'est pas porté par sa subtilité ou par une habileté de Machiavel, mais par les moyens militaires dont il dispose : ils feront la différence le moment venu.
Aussi, quand on nous explique que la France a pris le leadership de la campagne contre la guerre, nous répondons qu'une procédure propre à définir une attitude européenne commune, incluant les pays de l'Union qu'on a littéralement jetés dans les bras de M. Bush, eût été préférable ; que cette vive et longue altercation personnelle entre Jacques Chirac et Tony Blair, loin de ramener le Royaume-Uni dans le giron européen, a renforcé le militantisme pro-américain du Premier ministre anglais ; et que si on avait amené, dans le secret de la diplomatie, le même Tony Blair à exposer à George W. Bush les préventions légitimes des Européens, on aurait alors tenu une chance de freiner le mouvement irrésistible de la machine de guerre américaine et d'obtenir de la superpuissance une magnanimité qui l'aurait grandie plutôt qu'humiliée.
L'Europe des querelles
Quel précédent historique y a-t-il qui prouve qu'on gagne quoi que soit à s'en prendre aux Etats-Unis ? Le Japon s'y est essayé en décembre 1941 avec le résultat que l'on connaît. Et quand on dénonce toute la sainte journée le scandale que représente la guerre préventive, on oublie que l'Amérique n'a pas fait autre chose, en 1945, que de détruire des régimes fascistes et de les remplacer par des démocraties, aujourd'hui superbes. Bien sûr, toutes les situations historiques ne sont pas comparables, et M. Bush, qui n'est ni Roosevelt, ni Truman, n'a pas l'étoffe nécessaire pour assumer le leadership mondial. Mais s'il n'est qu'un président mal élu, il dirige une puissance militaire qui eût été infiniment plus dangereuse si elle était tombée en d'autres mains.
Et oui, c'est vrai, M. Blair regarde l'Europe comme un continent dont il se méfie : il la voit comme le lieu géométrique de toutes les querelles et des pires atrocités, incapable de se dresser contre le totalitarisme et deux fois libéré de ses propres monstres par le courage anglo-américain. Une Europe où couvent les braises balkaniques ; une Europe aujourd'hui encore dévorée par les conflits du Caucase ; une Europe dont la moitié vient à peine de s'affranchir du joug totalitaire pour s'entendre dire qu'elle n'a que le droit de se taire.
Se dresser par la force contre la force ? Comment peut-on se battre contre l'Amérique à la seule fin de protéger Saddam ?
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