« PENDANT deux ou trois décennies, les Antillais ont vécu dans l’ignorance complète de la contamination de leur environnement », rappelle dans le « BEH » (n° 3-4-5 du 8 février 2011) Didier Torny (Institut national de la recherche agronomique, Ivry-sur-Seine). En ouverture du numéro spécial consacré au chlordécone, insecticide utilisé pendant vingt ans à partir de 1973 à la Guadeloupe et à la Martinique pour lutter contre le charançon du bananier, le sociologue de l’INRA met en perspective les événements qui ont conduit à la découverte de la pollution des sols et à la mise en place des premières mesures de gestion sanitaire. Tout a commencé en 1999 à la Martinique. À la faveur d’un partenariat entre un nouveau laboratoire et la Direction de la Santé et du développement social (DSDS intégrée désormais à l’Agence régionale de santé), la surveillance des eaux de surface réalisée de manière routinière dans l’île depuis 1991, change. Alors que les anciennes mesures omettaient la recherche de certains pesticides, les nouvelles analyses mettent en évidence un pic de contamination qui se révèle être le chlordécone. Très vite la question de la contamination des aliments et d’éventuels risques pour la santé est posée. L’inquiétude gagne, des plaintes pour « empoisonnement » sont déposées localement, des déclarations notamment du Pr Belpomme évoquant « un désastre sanitaire », provoquent un emballement médiatique. C’est dans ce contexte qu’est décidée la mise en place d’un plan national chlordécone 2008-2010.
Normaliser l’exposition.
Dans son éditorial, Didier Houssin, directeur général de la santé, souligne : « Ce poids du passé, ainsi qu’une gestion des risques dans un contexte d’incertitude, n’ont pas rendu aisée l’appropriation des mesures prises pour protéger la population de l’exposition au chlordécone, surtout lorsqu’elles s’appuient sur un système de normes en évolution, et une confiance dans l’action des pouvoirs publics qui restent à renforcer ». Des hésitations ont d’abord concerné les normes admises : valeur toxicologique de référence (VTR) et limite maximale de résidus (LMR). Après la politique du « zéro chlordécone » qui conduit à de nombreuses destructions de récoltes, « normaliser l’exposition alimentaire des populations devient le principal objectif de santé publique » dans un environnement pollué pour encore des siècles, explique Didier Torny. Boire à une source ou un robinet, manger ses légumes ou en acheter sur un marché local ne vont plus de soi. « Les Antilles françaises constituent donc un laboratoire à petite échelle dans ce monde durablement pollué où, après avoir acté l’existence d’une pollution irréversible, il s’agit maintenant de mieux la connaître et la circonscrire mais aussi de vivre avec », poursuit le sociologue.
De nombreuses études ont été réalisées depuis 1999 afin de mesurer l’exposition de la population antillaise. L’évaluation directe par dosage du chlordécone dans des matrices biologiques (sang, lait et graisses) met en évidence une exposition particulière des travailleurs agricoles de la banane tandis que l’évaluation alimentaire montre que les populations les plus à risque de dépassement de la VTR sont les jeunes enfants âgés de 3 à 5 ans. Sont également plus à risque les consommateurs de produits de la mer et les consommateurs de légumes racines en zone contaminée. L’évolution des données entre 2005 et 2007 révèle que si la contamination persiste, une baisse des niveaux d’exposition chronique est enregistrée, qui peut être expliquée en partie par les mesures de maîtrise des risques.
Cancer de la prostate.
Quant aux effets sur la santé, le chlordécone, pesticide organochloré, est classé par le Centre international de recherche sur le cancer comme un cancérogène possible chez l’homme (groupe 2 B). De même, il est considéré comme un perturbateur endocrinien en raison de ses propriétés anti-œstrogéniques. Deux études ont été réalisées afin de mesurer un surrisque de cancer. La première conduite en Martinique en 2003, une étude de la répartition géographique des cancers à partir d’un registre général des cancers, en place dans l’île depuis vingt ans. Seule l’association entre l’exposition aux POC et l’incidence des myélomes multiples a été mise en évidence, et uniquement chez l’homme. Pour toutes les autres localisations (cancer de la prostate, du côlon-rectum, du sein et autres cancers), aucune association significative n’a été retrouvée. La deuxième étude, l’étude cas-témoins Karuprostate, menée en Guadeloupe par le Pr Pascal Blanchet et le Dr Luc Multigner, met en évidence une association positive entre l’exposition au chlordécone et le risque de survenue de cancer de la prostate. C’est la première étude à établir ce lien indépendamment de la surincidence généralement observée chez les populations dont les origines remontent à l’Afrique subsaharienne (le cancer de la prostate est la pathologie tumorale la plus fréquente aux Antilles alors que les taux d’incidence et de mortalité par cancers, toutes localisations confondues, sont généralement inférieurs à ceux estimés en France métropolitaine). Les Drs Philippe Quénel et Martine Ledrans évoquent la nécessité d’un renforcement voire d’une généralisation du dépistage du cancer de la prostate dans les deux îles.
Des incertitudes persistent mais il existe « suffisamment de preuves pour guider l’action », lâche William Dab, président du conseil scientifique du Plan d’action chlordécone.
Annoncé pour la fin de l’année 2010, le nouveau plan (2011-2013) se fait attendre. Il prendra en compte les recommandations du conseil scientifique, indique toutefois le Pr Didier Houssin.
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