Médecins sans Frontières (MSF) est restée « fidèle à son intention initiale de s'occuper des malades exclus de toutes formes de soins (...) en participant au débat public » , note le président de MSF, Jean-Hervé Bradol, dans un entretien avec « le Quotidien ». En trente ans, l'organisation a étendu ses champs d'action, travaillant avec « d'autres types de malades ». Selon le Dr Bradol, quand les Etats prétendent faire ce que MSF fait, « ils font n'importe quoi ».
Médecins sans Frontières (MSF) fête ses 30 ans le 20 décembre. Qu'a-t-elle en commun avec le groupe de médecins et de journalistes qui l'a lancée en 1971, avec les moyens du bord ?
Dr JEAN-HERVE BRADOL
Depuis trente ans, MSF est restée fidèle à cette intention initiale de s'occuper des malades exclus de toutes formes de soins, en raison des guerres ou de discriminations raciales, ethniques ou religieuses très fortes. En trente ans, MSF n'a pas failli à la mission qu'elle s'est donnée, mission qu'elle a toujours accompli en participant au débat public. Dès ses débuts, MSF a pris acte de la démocratisation de notre société et a estimé que cette démocratisation lui permettait d'interpeller l'opinion publique et les politiques sur la question des secours aux populations en situation très précaire. Cette tradition de la prise de parole publique est restée.
Les champs d'action étendus
Ce qui pousse à l'action, à « l'aventure altruiste », disait le Dr Xavier Emmanuelli en parlant de la mission à l'étranger ; bref, ce moteur qui fait que l'on s'engage, est-il le même qu'il y a trente ans ? Je parlerais plutôt de curiosité altruiste. Evidemment, la curiosité vous entraîne vers de petites aventures. Cette forme de curiosité est intacte. Elle s'est même étendue à des ensembles géographiques inaccessibles à l'époque et à d'autres catégories de victimes. Il y a trente ans, il était inimaginable d'aller travailler en Union soviétique ou en Chine. Par ailleurs, nous travaillons avec d'autres types de malades. Auparavant, nous intervenions principalement auprès des victimes de guerre. Nous avons pris conscience que ce qui nous révoltait, c'est-à-dire le sacrifice humain, prenait différentes formes. En cela, nous avons progressé. La violence peut être exercée par des hommes en armes, mais aussi par des hommes en col blanc, stylo en main, qui signent des plans d'actions. Il y a 25 millions de séropositifs en Afrique. Regardez les politiques nationales et internationales de prises en charges curatives ! Nous avons étendu nos champs d'actions.
« Les grognards » de l'humanitaire tiennent à la notion d'« aventure » des débuts. Quand situez-vous le passage de l'aventure au professionnalisme ?
Il y a eu tout un processus pour transformer une curiosité, puis une intention altruiste en une aide efficace. Nous avons développé des techniques et des moyens. C'est par exemple l'établissement d'une centrale logistique. Après quelques années de pratique, il a sauté aux yeux que l'intention ne suffisait pas. Nous voulons, en termes de qualité médicale, la pratique la meilleure possible. Ce qui suppose d'être formé à l'exercice médical dans des situations particulières, à la gestion du matériel que ces situations requièrent. Pendant toute une période après la fondation de MSF, ses membres n'avaient pas les moyens de fabriquer des missions MSF. Ils prêtaient des médecins MSF à d'autres institutions. Puis, des missions MSF ont été montées, jusqu'à ce que les membres de MSF s'aperçoivent qu'ils devaient améliorer la qualité de leurs actions. Ce sont les années quatre-vingt. Nous recrutons maintenant des gens qui ont un métier, notamment pour partir à l'étranger. Ce sont des professionnels - médecins, infirmières, tous les paramédicaux - mais en cela rien a changé depuis le début. En revanche, nous avons élargi la gamme des métiers que l'on utilise.
Priorité aux mauvaises victimes
Parlons du politique et de l'humanitaire, un voisinage dangereux, selon vous, n'est-ce pas ? En matière de secours, il est rarement efficace de mélanger les deux. Il est normal que militaires et responsables politiques prodiguent des secours à leurs populations. Cela fait partie de leurs responsabilités. Ils sont garants de la sécurité publique. Nous ne nions pas aux Etats la légitimité de produire des secours. Nous nous interrogeons sur les critères en fonction desquels sont produits leurs secours. L'Etat agit en fonction de ses intérêts. C'est forcément discriminant : il y a de bonnes et de mauvaises victimes. Nous nous intéressons prioritairement aux mauvaises victimes, celles qui sont mal assistées. Comment le faire conjointement avec les Etats, la main dans la main, alors que nous rentrons en compétition avec leurs intérêts ? Quand les Etats prétendent faire ce que l'on fait, ils font n'importe quoi.
Notamment. Vous avez vu les largages de rations individuelles alimentaires dans les nuits de bombardements dans des sacs de la même couleur que les bombes à fragmentation. Alors pourquoi les politiques font-ils ce genre de choses ? Ils ont besoin, pour faire passer certaines de leurs actions, d'emprunter le label humanitaire à des fins de propagande, politique et militaire. En Afghanistan, c'est manifeste. Pendant qu'ils larguaient stupidement leurs rations du ciel (19 tonnes par nuit), dans la même journée, des convois de 200 tonnes arrivaient à Kaboul, à Hérat, etc. Je voudrais évoquer un aspect de la question qui se révèle dangereux pour l'action l'humanitaire : si un bombardement peut cacher une livraison de nourriture, une livraison de nourriture peut aussi cacher un bombardement. Il y a une confusion des acteurs. Alors, pourquoi un petit commandant local vous croirait-il, vous MSF, quand vous lui dites que vous venez avec la seule intention de faire du secours médical humanitaire ?
Depuis que les Américains disent qu'ils n'excluent pas l'emploi de l'arme nucléaire tactique, quelqu'un leur a-t-il demandé quelle nourriture ils voulaient larguer avec ? Comment nous soupçonner de conservatisme, alors que nous innovons chaque jour ? Par exemple au Malawi, où nous proposons des programmes de prises en charge des malades du SIDA avec des antirétroviraux, quand tout le monde pense qu'en Afrique, en milieu rural, ce genre de prise en charge est impossible. J'en reviens à l'Afghanistan : ils sont tous restés bloqués en Ouzbékistan pendant des semaines. Nous, nous sommes passés par le Turkménistan. Alors, parlons de notre sens de l'initiative, de l'innovation.
Plusieurs acteurs participent aux débats que nous évoquons, avec des logiques et des intérêts différents. C'est la confrontation de ces points de vue qui fait avancer la société. Je ne crois pas à la nécessité d'un acteur unique pour l'humanitaire.
Nous-mêmes nous sommes développés dans cette idée. MSF est une organisation internationale. Nos missions sur le terrain sont financées pour moitié par des donateurs japonais, australiens, américains. Coaliser pour coaliser de manière permanente, structurelle, à l'intérieur d'une même institution, des personnes, des groupes qui ont des pratiques différentes, des idées différentes, etc. , je n'en vois pas le bénéfice. Voyez l'efficacité relative des Nations unies. Nous pourrions créer, dans notre secteur, l'équivalent privé des Nations unies. Je ne crois pas que nous y gagnerions en efficacité. Nous nous transformerions vite en une gigantesque bureaucratie.
MSF en bref
Créée en 1971, MSF est une organisation indépendante.
Elle recrute des volontaires (médecins, chirurgiens, infirmières, administrateurs et logisticiens), indemnisés ou parfois salariés. Chaque année, 2 500 membres partent en mission dans le monde.
Mouvement international, MSF est composée de dix-huit sections, dont cinq centres opérationnels (Belgique, Espagne, France, Hollande, Suisse) gérant des programmes dans leur pays ou à l'étranger. En France, l'association dispose d'un réseau d'antennes régionales.
Ses ressources : en 2000, 91 % de son financement sont d'origine privée. Le reste provient des bailleurs de fonds gouvernementaux et d'organismes internationaux.
Les dépenses de l'association ont augmenté de 12 % en 2000, mais ses frais de fonctionnement sont stabilisés à 5 % de l'ensemble des dépenses. L'an dernier, 89 % des dépenses sont allés aux programmes de terrain.
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