DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL
ARUMBA BAY, SAMEDI. Entre des bâches bleues tendues sur des pylônes en béton d'un garage, éclairé par quelques ampoules qui pendent à des câbles électriques sommairement fixés et reliés au groupe électrogène qui pétarade, le Dr Jean-Marie Deya enchaîne pour le troisième jour consécutif les consultations. Arrivé mercredi à 14 heures sur le site, avec la première équipe d'urgence Croix-Rouge française (ERU) et deux camions de matériel, il recevait son premier patient à peine trois heures plus tard. Il en voyait 59 le jeudi, 88 le vendredi. Là, il en est au 182e depuis l'ouverture. Une toux fébrile (39 degrés) chez une fillette de 5 ans. La 183e est une enfant de sept ans qui présente des lésions planes atypiques. Le 184e, c'est son frère de six ans, qui présente, lui, les signes typiques d'une gale. Le 185e, un garçonnet de cinq ans, présente un prurit sans lésion...
A chacun, le médecin demande via l'interprète de lui expliquer son problème, avant de le prier de s'allonger sur la table d'examen pour l'examiner, en s'abstenant de tout déshabillage chez une population ultrapudique qui supporte mal d'être touchée, ce qui ne facilite guère des investigations académiques.
« Je ne dispose pas encore d'un recul statistique suffisant pour dire qu'il ne se passe rien médicalement, mais, jour après jour, ma conviction se renforce que ce que je fais n'a rien à voir avec de l'urgence médicale, analyse le médecin. Après la catastrophe d'Haïti, le signe d'appel des gens était de dire qu'ils n'arrivaient pas à dormir ; ici, le motif le plus fréquent de consultation, "le truc", c'est de dire qu'ils ont une douleur à la poitrine, une difficulté à respirer. Et puis, en sortant, ils me montrent une plaie au pied. En fait, j'ai l'impression qu'ils viennent surtout par curiosité. »
La mentalité a changé.
Mais l'urgentiste guyanais ne regrette pas d'être sur le pont. « En trois jours, la mentalité de la population a évolué de manière sensible, observe-t-il. Maintenant qu'ils savent qu'on est là, ils recommencent à se sentir en sécurité. »
Et tant pis si la fantasmagorie de certains ne s'y retrouve pas. Il n'y a pas d'états dépressifs. Pas de déshydratation. Pas de diarrhée suspecte de choléra. Parfois un début de dysenterie. Rien décidément qui puisse soulever l'inquiétude. « En fait, pas de soma, de la psyché, mais qui dira que notre rôle n'est pas d'être ici ? », lance le médecin de l'ERU.
Donc, au rayon pharmacie du dispensaire, Céline, cadre infirmière dans une clinique lyonnaise, distribue essentiellement des vitamines, quelques antalgiques et parfois des antibiotiques, qu'elle extrait des quatre rayonnages d'aluminium disposés impeccablement derrière elle. Dans la travée voisine, Christophe, cadre infirmier à Robert-Debré (Paris), retire des fils sur le menton d'un solide quadragénaire, malgré la faiblesse de l'éclairage dont il dispose pour opérer.
Autre pilier du dispositif : Marie, psychologue à Metz, est chargée de l'accueil et de l'orientation. Toute la journée, elle doit gérer l'attente d'une vingtaine de personnes, faire passer les femmes et les enfants d'abord, quitte à susciter l'ire masculine. « Le premier jour, se souvient-elle, il n'y a eu que des hommes. Comme s'ils étaient prioritaires et qu'ils venaient en repérage avant d'autoriser les femmes à passer nous voir... »
L'humeur égale envers et contre tout, la jeune femme se dit heureuse d'être là, avec des contacts qui la touchent, ne serait-ce que des regards, qu'il faut toujours se garder de faire insistants, et parfois des mots complices échangés : pourquoi ne porte-t-elle pas de boucles d'oreille ? s'étonnent par exemple en riant certaines patientes attentives au look de leur hôtesse.
L'électricité et l'eau.
Pendant que les professionnels de santé se démènent, d'autres aussi s'activent dans la coulisse, sans lesquels les médicaux ne pourraient pas grand-chose. Les Electriciens sans Frontières (des techniciens d'EDF pour la plupart) lancent sans désemparer leurs câblages, gèrent une batterie de groupes électrogènes, adaptent l'installation aux desiderata des uns et des autres (il faut augmenter la puissance aux soins infirmiers, où il fait trop sombre).
Et puis les wat-san ( water and sanitation), présents sous casaque Veolia, s'activent autour du puits voisin. Jusqu'à cette exclamation de Raphaël, sur le coup de onze heures du matin : « Il y a de l'eau ! » De l'eau potable, évidemment. Reste une autre paire de manches pour ces champions de la purification hydrique : la « promotion » de leur travail, comme ils disent, c'est-à-dire la diffusion de la nouvelle dans une population naturellement réticente à boire l'eau des puits. Des volontaires s'activent dans ce but en déblayant un site qui jouxte le dispensaire de ses gravats et branchages, pour disposer un répartiteur avec six robinets, dans un environnement qui montre déjà à lui seul que l'eau qu'on recueille ici est différente de toutes les saumures de la baie.
Plus de cent consultations par jour.
L'ERU d'Arumba Bay connaît un succès grandissant. Le cap des cent consultations a été franchi aujourd'hui. On devrait atteindre rapidement les cent cinquante par jour, pronostique Jean-Paul, cadre infirmier qui supervise le fonctionnement du dispensaire. D'où l'intérêt pour la relève qui vient d'arriver, avec le Dr Frédéric Burgel, jeune urgentiste du Samu de Vannes, de procéder à un filtrage, en orientant dès cette semaine les patients dans un premier temps vers une consultation infirmière.
« Evidemment, quand je me suis envolé pour le Sri Lanka, je m'attendais à me trouver dans une gigantesque boucherie. Mais en fait des dizaines de milliers de blessés qu'on pensait d'abord relever des décombres, on s'est, dès le début, situé avec ce qui, en de telles circonstances, correspond d'ordinaire au deuxième temps qui suit les catastrophes. Comme si l'histoire du drame en avait accéléré le déroulement, avec quelque chose qui, dans la culture de gestion des catastrophes, semble avoir été comme zappé. »
La suite de cette aventure humanitaire aussi ramassée dans le temps qu'elle est étendue dans l'espace devrait se jouer, estiment les ERU d'Arumba Bay, dans l'étape toujours critique du transfert de compétence. Il faudra passer le relais aux locaux, en sauvegardant, quoi qu'il arrive, l'outil de santé qui a été monté et que plébiscitent les patients. Une évolution qu'il s'agira de conduire en douceur dans les trois semaines qui viennent.
Que la situation médicale paraisse somme toute plutôt sereine ne fait pas perdre de vue à tous les acteurs de l'urgence que la situation est toujours dramatique. Quand la première équipe est arrivée, mercredi dernier, une odeur caractéristique de cadavres s'exhalait de la plage toute proche. D'ailleurs, le premier soir, on demandait à l'équipe de la Croix-Rouge la possibilité de stationner devant le site la charrette sur laquelle avaient été entassés sous une bâche plusieurs corps de touristes, en attendant de les transporter le lendemain matin à Colombo.
Si l'odeur de putréfaction, aujourd'hui, semble enfin évanouie, c'est probablement en raison des nombreux feux allumés un peu partout pour brûler les débris des habitations, qui répandent dans un ciel plombé leur odeur âcre. Mais le croassement d'innombrables corbeaux, les mouches qui pullulent, les meutes de chiens affamés* qui fouillent le sable disent assez qu'on n'en a pas fini avec les macabres découvertes. La rumeur court d'ailleurs la station fantôme, ce soir, que d'autres corps auraient été extraits sous une faible couche de sable, une rumeur que nous n'avons pu vérifier. Mais dans l'unique rue, nous croisons une équipe de policiers masqués et gantés qui semble l'accréditer.
Et pourtant, pas un habitant de l'ex-paradis des surfers qui, à notre passage, ne nous salue d'un sourire qui ne mendie rien et qui, à la vue de nos gilets rouges fluo frappés de la croix rouge, ne dise la gratitude. Cette jeune femme en sari jaune, assise, prostrée, au milieu des ruines de sa maison nous voit la regarder. Aussitôt, elle se lève et nous lance un sourire éclatant. Un peu plus loin, cet homme encore jeune qui déblaie à la main le balcon de sa maison sans toit nous dit que toute sa famille a été emportée par le tsunami et que ces murs décapités sont tout ce qui lui reste. Dans ce décor mortel, son expression aussi a quelque chose d'enjoué, mystérieusement.
Tous ces Sri Lankais que nous rencontrons ne sont assurément pas des clients pour un service d'urgence. Mais en les regardant vivre après les événements, on comprend mieux la formule du Dr Deya sur l'intérêt primordial qu'il y a de soigner la psyché, quelles qu'émouvantes que soient ces expressions sur les visages des habitants de la baie, qui rayonnent unanimement d'un bonheur décidément étrange.
* L'ERU a demandé au District Medical Officer de procéder à leur abattage compte tenu des risques sanitaires représentés par ces populations canines semi-sauvages affamées. Deux vétérinaires ont été envoyés de la capitale, mais ils sont arrivés avec 300 doses vaccinales et semblent surpris devant la préconisation des Français.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature