Romans sur Cuba, le Pakistan et l'Angleterre

L'envers des décors

Publié le 07/06/2004
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" Mes années cuba ", par Eduardo Manet
Avant l'exil


NATURALISÉ FRANÇAIS depuis 1979 et écrivant directement dans notre langue, Eduardo Manet est entré dans le panthéon des prix littéraires hexagonaux en recevant, en 1996, le prix Interallié pour son roman « Rhapsodie cubaine ». Écrivain apprécié des Français, il revient dans « Mes années Cuba » (1) sur le temps qu'il a passé dans le pays où il est né, le pays qu'il a choisi de quitter mais auquel il reste viscéralement attaché.
Originaire de la ville de Santiago, au sud de l'île, il a dû à sa mère, d'origine française, de parfaire ses études en France et en Europe de 1952 à 1960, date à laquelle il est retourné à Cuba pour vivre les bouleversements politiques et artistiques puisque, jusqu'en 1968, il a dirigé le Centre dramatique cubain et qu'il a travaillé à l'Institut du cinéma cubain.
Ce livre, sorte d'autobiographie où tout est vrai mais où tout prend, sous sa plume colorée, un aspect épique, rend donc compte de ses années d'enfance et de cette période d'ébullition d'avant l'année 1968 qui a signé son exil définitif.
Un père avocat, d'origine espagnole, le « docteur » qui brille plus par son aura que par sa présence et délègue à son épouse qui s'en délecte le soin de gérer avec maestria la maison familiale. Une demeure où il fait bon habiter car il se passe sans cesse quelque histoire drôle ou bizarre, depuis le tremblement de terre qui a secoué Santiago de Cuba, paraît-il, le jour de la naissance du futur écrivain...
Les années d'université, entre 1948 et 1951, ne sont pas tristes non plus, dans le climat de violence, d'intrigues, d'intimidations et de chantages qui, venant de la rue, investissent la Colline. Le jeune Eduardo Manet, lui, profite à fond de la vie culturelle de La Havane qui, dit-il, « dans ces années 40 et juste avant le coup d'Etat militaire de Batista en 1952, était, on peut le dire sans exagération, éblouissante ». Le théâtre l'attire, mais aussi le besoin d' « aller voir ailleurs ». Ce sera Paris.
Un intermède de sept années et, à la demande conjuguée d'amis, le retour vers ce qu'on lui présente comme le paradis. Au cœur de la mouvance artistique, Eduardo Manet est aussi et surtout pris dans le maelström de la politique puisqu'il retrouve ses anciens « companeros », les révolutionnaires cubains, dont Fidel Castro et Alfredo Guevara, dont il a suivi l'ascension depuis leurs débuts. Mais vite il étouffe et ne supporte plus les chaînes de la censure qui briment les intellectuels ni la répression. C'est ainsi que le premier jour de l'automne 1968 il a pris l'avion avec son fils... « avec douleur, une énorme culpabilité et un malaise intérieur... je quittais TOUT pour RIEN », écrit-il. Fin de l'histoire ; la première partie de son histoire.

"La femme Havane" par jean-Yves Martinez
Les déboires d'un cubanisé.

Ce sont les tribulations d'un Français à Cuba que raconte Jean-Yves Martinez dans son premier roman, « la Femme havane » (2). Un roman à connotation autobiographique et fortement documenté puisqu'il a passé une quinzaine d'années dans l'île comme enseignant et correspondant de l'Agence France-Presse. Et s'il a quitté « la perle des Antilles » aujourd'hui, il en cultive les volutes nostalgiques en collaborant à « l'Amateur de cigare ».
Venu pour deux ans à Cuba, afin de former des profs à l'Alliance française, le héros du roman, Benoît, n'a pas regagné son collège de banlieue à l'issue du contrat ; quinze ans après, il traîne toujours sa dégaine et sa Pontiac à La Havane, il survit en enseignant la littérature à l'école française et met un peu de beurre dans les épinards en écrivant sous une dizaine de pseudonymes et de façon tout à fait clandestine dans des journaux parisiens. Depuis le temps, il est cubanisé, « "bananisé" comme ils disent, jusqu'à la moelle », usé. Il a aussi une épouse cubaine, Graciela, ou plutôt il avait car elle l'a quitté, et une fille qu'il aime, Marine.
C'est là où le bât va blesser lorsque, à la demande de l'ambassadeur de France, il est amené à s'occuper d'Alexis Zuniga, un jeune écrivain dissident qui vient de demander l'asile politique. Celui-ci menace de se suicider si on ne lui fournit pas « une machine à écrire, le droit de fumer un cigare dans le jardin à la tombée de la nuit, du riz aux haricots noirs au moins une fois par jour »... et la visite de Benoît, qui ne le connaît ni d'Eve ni d'Adam. Son but est de faire passer un communiqué dans la presse par son intermédiaire.
A partir de là la machine s'emballe, qui mêle la politique et la vie privée, les mensonges et les illusions, la vie et la mort. De l'action et surtout une peinture amère de l'intérieur de la société cubaine actuelle.

" Football Factory", par John King
Politiquement incorrect.

« Football Factory » (3) est le premier roman de John King, un écrivain populiste qui va droit au but et multiplie les essais, car l'ouvrage est aussi le premier volume d'une trilogie consacrée au fameux « mal anglais ». Les deux premiers titres sont parus en Angleterre en 1996 et 1997, le troisième est prévu en 2005 ; les éditions de l'Olivier ont commencé par traduire le deuxième, « la Meute », en 2000, et donnent aujourd'hui de « Football Factory » une traduction entièrement nouvelle par rapport à une première publication en 1998 chez Alpha Bleue.
John King, donc, qui est né en 1960, a écrit un livre sur le foot et la classe ouvrière. C'est-à-dire l'envers du décor de l'Angleterre de Margaret Thatcher et de Tony Blair. Dans le sillage d'Orwell et de la tradition anarchiste.
Tom et ses copains Mark ou Rod travaillent à l'usine ou sont au chômage. Ils sont aussi supporters de l'équipe de Chelsea, club de la banlieue nord de Londres. Toute la semaine, ils attendent le samedi et le moment de s'approcher du stade où va jouer leur équipe. Ce n'est pas tant le match qui les intéresse - d'ailleurs, dans le livre, on n'assiste à aucun match ! - que le scénario immuable qui accompagne chaque rencontre : boire des bières et encore des bières, se battre avec les supporters des clubs rivaux et se castagner avec les flics. Sauvagement, à mort parfois.
Sont-ils plus bêtes ou méchants que d'autres ? Certainement pas. Pour l'auteur, Tom, Mark ou Rod sont représentatifs de milliers de jeunes - et moins jeunes - laissés au bord de la route par le libéralisme, ces « working class heroes » ravagés par le chômage et l'alcoolisme, auxquels s'ajoutent le racisme et le machisme ordinaires.
Auteur politiquement incorrect, John King est un auteur dérangeant. Et son livre est devenu un roman culte.

" Transgression", par Uzma Aslam Khan
Le roman du Pakistan.

C'est vers une réalité plus lointaine, plus secrète mais également cruelle que nous entraîne Uzma Aslam Khan dans son roman « Transgression » (4), une histoire d'amours contrariées au Pakistan, un pays en crise identitaire. L'auteure, qui est âgée de 35 ans, est née et a grandi à Karachi ; elle a fait ses études aux Etats-Unis où elle a enseigné la littérature anglaise, avant le Maroc et le Pakistan ; elle travaille maintenant dans une ONG à Lahore. « Transgression » est son deuxième roman publié en Inde et il a déjà été traduit dans neuf langues.
On retrouve plusieurs de ces éléments dans le parcours de son héros Daanish, qui, après trois années d'études de journalisme aux Etats-Unis, rentre pour quelques mois à Karachi où son père vient de mourir. Sa mère ne pense qu'à le marier avec une « jeune fille bien », d'ailleurs très jolie, Nissrine. Lui temporise, jusqu'à ce qu'il rencontre Dia, qui a tout juste vingt ans et ne se déplace dans Karachi qu'escortée de deux gardes du corps armés. Son père a été torturé et assassiné et c'est sa mère qui, dans un monde où les femmes, traditionnellement, restent en retrait, dirige l'entreprise familiale.
L'amour des jeunes gens sera-t-il plus fort que la loi sociale ? A travers cette question banale - qui se complique de secrets de familles -, Uzma Aslam Khan brosse le portrait du Pakistan contemporain vu de l'intérieur et de l'extérieur par des protagonistes en quête d'identité, un pays tiraillé entre son islamisme fondamental, son soutien avéré à tous les terrorismes et la pression de son allié américain. Le livre est émouvant mais surtout âpre, la violence est partout et le cas de conscience des jeunes héros, se soumettre ou se révolter, partir ou rester, permanent.

(1) Editions Grasset, 312 p., 19 euros
(2) Editions des Equateurs, 255 p., 18 euros
(3) Editions de l'Olivier, 364 p., 20 euros
(4) Editions Philippe Picquier, 542 p., 21 euros

> MARTINE FRENEUIL

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7555