Décision Santé. Grâce à votre livre, on découvre que Lavoisier non seulement est un grand chimiste, mais aussi le père de l’hygiène.
Gerard Jorland. Lavoisier est sans conteste l’un des cinq plus grands savants de l’humanité. C’est un personnage colossal, à l’origine de la seconde révolution scientifique qui débute avec ses travaux et a pour point de cristallisation l’avènement de la première mécanique quantique. Il a constitué la chimie comme science. C’est aussi un personnage protéiforme impliqué dans la vie de la cité comme administrateur, financier ou propriétaire terrien. Pourquoi s’est-il intéressé à l’hygiène ? Au cours de ses recherches, il découvre la composition de l’air. Et distingue ce qu’il appelle l’air respirable à savoir l’oxygène associé à l’azote et l’air expiré chargé de gaz carbonique appelé air méphitique. D’où l’idée de renouveler l’air dans les bâtiments publics ou dans les domiciles privés afin d’en évacuer l’air méphitique.
Le premier travail des hygiénistes dans les années 1800-1850 sera de ventiler, de purifier l’air. Avec pour objectif d’en éliminer les miasmes considérés alors comme les vecteurs des maladies. Ses travaux sont largement reconnus par les médecins du XIXe siècle.
D. S. Pour autant, vous écrivez que la société d’alors se préoccupe davantage de ses prisons que de ses hôpitaux. La situation a pour le moins changé au siècle suivant.
G. J. Les médecins de la révolution inventent le concept de médecine hospitalo-universitaire sur lequel nous vivons encore. Mais les médecins ne disposent pas de traitement. Ils ont lancé un programme de recherche anatomo-pathologique. Et ils adoptent un scepticisme thérapeutique qui s’abrite derrière le primum non nocere*. Comme on ne peut guérir les malades, les hôpitaux sont surtout des lieux de recherche. Et non pas des lieux de soins. Pour les prisons, se développe en revanche un souci philanthropique d’amendement des prisonniers. Comment en faire de bons citoyens à leur sortie de prison ? Le mouvement s’est totalement inversé aujourd’hui.
D. S. Votre travail participe à ce phénomène que l’on observe aujourd’hui de retour au XIXe siècle. Comment l’expliquez-vous ?
G. J. Le XIXe siècle est notre préhistoire. Par exemple, notre débat sur le système de retraites axé autour de la question de la mort prématurée des ouvriers comparée à celle des cadres se nourrit directement des travaux de Villermé réalisés dans un cadre philanthropique. La grande différence entre le XIXe et le XXe siècles tient peut-être dans les références chrétiennes qui alimentent les échanges, les controverses dans les années 1800 et qui disparaissent après la Première Guerre mondiale. La culture chrétienne est encore très prégnante au sein de l’élite médicale, même si elle compte quelques esprits voltairiens.
En ce qui me concerne, j’en suis venu à m’investir dans cette recherche à la suite de mes travaux qui portaient sur l’économie mathématique. J’avais posé la question : pourquoi l’économie mathématique n’est-elle pas prédictive ? En économie, on ne sait pas mesurer. L’étalon est la monnaie. Or il est élastique. En médecine, on sait parfaitement mesurer. En revanche, on ne dispose pas de modèle mathématique. D’où mon intérêt pour ce XIXe siècle, où les médecins français autour du Dr Louis s’efforcent de construire une médecine statistique. Très rapidement, elle fait long feu, même si elle a obtenu quelques résultats. Surtout dans la seconde partie du siècle, une nouvelle discipline, la physiologie, s’impose comme la discipline reine. Les hygiénistes continuent toutefois d’utiliser les outils statistiques. J’ai alors découvert comment l’hygiène était une discipline fondamentale. Avec cette médecine qui ne savait pas soigner, il valait mieux éviter d’être malade. D’où le rôle clé de l’hygiène. Ce qui a amené les médecins hygiénistes à réaliser des observations cliniques fines de la société française qui ont inspiré les grands romans du siècle.
D. S. Pourquoi parler de préhistoire ? Le lien entre mort prématurée et inégalités sociales est rappelé dans le débat sur les retraites par exemple.
G. J. Certes, mais la société a profondément changé au XXe siècle. La France du XIXe siècle est gouvernée par les conseils généraux dominés par des nobliaux de province. La France est alors un pays agricole, de rentiers. Tout cela a disparu, sans parler de la cassure de la guerre 14/18. C’est pourquoi je parle de préhistoire. Les solutions ont bien été inventées au XIXe siècle, mais elles ont été réalisées au XXe.
D. S. Quelle est la loi de Villermé ?
G. J. Grâce à une étude statistique remarquable, Villermé isole la variable des revenus déterminant l’aisance ou la pauvreté comme variable explicative des différences sociales de mortalité et de morbidité, plutôt que l’écologie par exemple. Et montre des différences d’espérance de vie entre les riches et les pauvres supérieures à vingt ans. En ce qui concerne la morbidité ou les infirmités, les pauvres sont plus souvent difformes et sont de taille plus petite. En cas d’épidémie de choléra, ils sont davantage frappés. Villermé établit pour la première fois une inégalité sociale devant la maladie et la mort. C’est la loi hygiéniste du XIXe siècle, reconnue ensuite dans toute l’Europe.
D. S. Les médecins hygiénistes français sont-ils socialistes ?
G. J. Sûrement pas. Les médecins sont en majorité catholiques sociaux, philanthropes. Ils s’inscrivent dans le courant libéral. Et sont hostiles à l’intervention de l’État et à tout type d’organisation ouvrière. Pour autant, ils sont favorables à la création de caisses de retraite, de caisses de secours mutuel. Ils défendent une ontologie sociale où les individus sont assignés à des lieux. En revanche, les éléments doivent circuler, comme l’eau, l’air, le feu. Les patrons dans ce contexte sont incités à l’édification de cités ouvrières…
D. S. Ils sont pourtant à l’origine d’une loi essentielle…
G. J. C’est la loi sur la limitation du travail des enfants. Elle est d’essence malthusienne. Comment expliquent-ils la pauvreté? La population excède la subsistance disponible. En limitant le travail des enfants, les ouvriers procréeront moins, puisque les enfants seront des bouches à nourrir au lieu d’être des sources de revenus. La concurrence sera moins forte. Et les salaires augmenteront mécaniquement. Le raisonnement, on le voit, repose uniquement sur une vision libérale de la société.
D. S. La pauvreté est-elle la cause ou la conséquence de la maladie ?
G. J. C’est là une grande différence entre l’Angleterre et la France qui va se traduire par des politiques d’hygiène différentes. Pour Villermé, médecin, la pauvreté est une cause de maladie. En Angleterre, les hygiénistes ne sont pas des médecins, mais des administrateurs. La loi de Villermé est renversée. Parce que la maladie est une cause de pauvreté, ceux-ci défendent l’idée de réduire d’abord l’insalubrité, ce qui entraînera une réduction dans un second temps des secours apportés aux pauvres. En France, la démarche est inverse. Pour lutter contre la maladie, il faut s’attaquer à la pauvreté. Mais comme ils s’inscrivent dans une démarche libérale, ils sont peu efficaces contre la pauvreté. Conséquence, les conditions d’hygiène seront davantage améliorées de l’autre côté de la Manche grâce à une politique active. D’autant que le programme à réaliser était connu par tous, à savoir la construction des égouts, la lutte contre l’humidité et la vaccination par exemple. La France a choisi une autre voie. La lutte contre la pauvreté ne relève pas de la médecine.
D. S. Devant cette inaction, les médecins français décident de s’engager en politique.
G. J. Se produit un événement déterminant, la guerre de 1870 contre la Prusse. L’une des causes de la défaite, aujourd’hui complètement oubliée, est une épidémie de variole qui a décimé l’armée française. Les médecins se sont estimés responsables. Alors qu’ils demandaient depuis le début du siècle la mise en œuvre d’une vaccination obligatoire, ils n’ont pas obtenu cette mesure et en découvrent toutes les conséquences. On voit là le rôle déterminant de la science dans l’Histoire. Afin de mettre en œuvre une politique efficace de santé publique, ils décident alors de s’engager dans l’action politique. Et constituent sous la Troisième République le second groupe professionnel du parlement derrière les avocats.
D. S. Et ils changent également d’idéologie…
G. J. Ils s’appuyaient auparavant sur le libéralisme. Ils inventent dans ces années l’idéologie de la République qui existe toujours en France, le solidarisme. C’est une doctrine médicale. Sur le plan économique domine le chacun pour soi. Les médecins vont imposer le concept « Nous sommes solidaires les uns les autres ». Ce que nous faisons a des conséquences sur la santé des autres. Notre système de santé et de protection sociale actuel repose sur le solidarisme. Les médecins ont une influence politique beaucoup plus importante que les économistes.
D. S. Vous distinguez la figure de Théodore Roussel…
G. J. Il est à l’origine de la première loi sur la protection de l’enfance à la suite d’une enquête sur l’industrie des nourrices qui a débuté sous le Second Empire. C’était à l’époque un système d’avortement légal, pour ainsi dire. Cette loi a enfin mis fin à ces pratiques.
D. S. Un thème hante les imaginaires de la fin de siècle et rencontre un certain écho avec notre imaginaire, c’est celui de la décadence.
G. J. C’est un phénomène complexe. Il traduit la transformation de la médecine aliéniste en psychiatrie. La décadence est associée à la dégénérescence parce qu’elle est liée à la dénatalité. Les médecins notent un lien entre maladie mentale et stérilité. D’où l’idée que la stérilité de la population est liée à sa dégénérescence. Au delà de l’explication médicale, on doit évoquer le cadre culturel. La révolution de 1848 a embrasé toute l’Europe continentale. Or elle marque la fin des lumières, la fin de l’idée que l’élite doit guider le peuple vers la liberté, la démocratie, la culture. L’émergence d’une classe ouvrière qui réalise sa propre révolution en 1848 brise ce pacte républicain. Comme l’avait prédit Marx, le communisme allait hanter l’Europe, et le monde, pendant un siècle et demi. L’élite nourrit alors en France un mépris du peuple qui s’illustre chez les romanciers. Le progrès n’est plus synonyme de bienfait, mais de dégénérescence qui dérive de la vie urbaine. D’où, en France, une volonté farouche de rester un pays rural, qui perdure jusqu’à nous. Tous ces facteurs nourrissent le fantasme de la dégénérescence.
D. S. Pourquoi l’État français ne s’est-il pas engagé dans ce combat pour la santé publique ?
G. J. C’est lié à un facteur conjoncturel. Au XIXe siècle, le pays a connu 14 régimes différents entrecoupés de guerres et de révolution. Imposer une mesure de santé publique, toujours contraignante, exige de disposer d’une certaine légitimité. L’État central ne la possèdait pas parce que les régimes politiques n’avaient pas eu assez de temps pour s’imposer à la société civile.
** D’abord ne pas nuire.
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