> Idées
ON DECOUVRE une collection d'individus, qui n'ont rien de ce à quoi on pourrait s'attendre, pas de skins, pas de brutes fascisantes, ni d'aigris « vieille France » nostalgiques de valeurs pétainistes. Mais tout de même des rabâcheurs... Adrien est un vieil anar qui se la joue : « Moi je suis pas un mouton ». Il affirme très haut son autonomie de pensée, et ne craint pas de dire : « Je vais pas gober tout ce qu'on dit même si c'est Le Pen qui le dit ». Notons, chez lui, l'obsession de la France dont la langue et la culture se dégradent.
Classé comme Adrien dans les révoltés, Didier, enseignant d'EPS, semble tout entier défini par sa passion pour le sport et son refus de la politique. Un rapprochement qui le conduit à disserter sans fin sur leur opposition. La politique c'est le faux arbitrage, l'absence de fair-play, la modification perfide des règlements. Sa religion du sport est pour lui la preuve qu'il ne saurait être raciste : le sport c'est le contraire de la discrimination. Lorsqu'on lui fait remarquer que le vote Le Pen ne va pas forcément de pair avec la fraternité, il rétorque que c'est le parti qui exige le plus de respect entre individus, le partenaire comme l'adversaire.
Josiane, mariée, 59 ans et deux enfants, est plus une convertie qu'une révoltée. Sa réussite commerciale dans le prêt-à-porter est remarquable, mais l'un de ses magasins de banlieue a été fréquemment cambriolé. Ce n'est pas le point de départ de son adhésion au FN, même si elle revient souvent sur la dégradation de son quartier. Avant tout, elle affirme que la politique « lui donne la gueule de bois ». Son entourage ne comprend pas son vote, en particulier son mari très moralisateur.
Très remarquable est le cas d'Agnès, institutrice de 46 ans. La haine de ses collègues « socialistes bon-teint » l'amène presque à voter Front national, pour démontrer ab absurdo dans quelle situation aberrante on peut se jeter. Il y a de l'autodestruction, de la provocation chez elle. En parlant, en creusant, on découvre qu'elle est mariée avec un agrégé pontifiant qui ne l'écoute pas et snobe le reste du monde. Est-ce à dire que tout s'éclaire ?
On ne citera pas tous les cas, pourtant il sont tous intéressants. Pierre, 27 ans, animateur de quartier, un peu aigri, sort de longs conflits avec les beurs de son quartier, qui le désignent comme « l'Occidental ». Rien de bien méchant, mais cela renforce une crispation sur son identité de « vrai français ». Nabila, jeune étudiante en Deug, a manifestement réussi contre ses frères qui jouent aux petits caïds familiaux et la briment. Son vote FN est clairement une paire de claques en retour.
Soif de valeurs.
Ce que Pascal Duret établit avec acuité, c'est la soif de valeurs qui anime tous ces êtres : l'authenticité et le courage semblent venir avant tout. A l'exception de Le Pen, les hommes politiques sont veules, fourbes. On fait parfois une exception en faveur de Chirac qui a su dire non à l'Amérique lors de l'affaire irakienne.
A cela s'ajoute une construction négative du lien identitaire : il faut oser être soi contre les autres. Il est évident que tous les cas observés par Pascal Duret sont en situation de conflit avec leur entourage, un déni de lien social leur est fait. Seuls, ou ridiculisés par le monde extérieur, brimés ou critiqués à l'intérieur de leur famille, ils votent à l'extrême-droite par défi, par rage, comme Heathcliff jette sa pierre au visage d'Edgar Linton. D'une manière générale, écrit l'auteur, « le vote Front national traduit tout à la fois détresse et aspirations ».
Et le racisme ? Malgré les précautions de vocabulaire, il suinte régulièrement, en particulier chez les hommes, et prend bien sûr la forme prudent de l'incompatibilité des cultures : « On leur impose pas Vivaldi, pourquoi ils nous imposent le raï ? ». Adrien affirme péremptoire : « Nique ta mère » et « Ne me quitte pas » ça va pas ensemble. Un racisme que l'auteur rattache au thème de l'authenticité trahie - la vraie France n'est plus là - mais qui passe plus prosaïquement par la litanie bien connue de l'invasion.
On se dit en refermant ce livre qu'en additionnant des milliers d'échecs, de ressentiments, de malentendus et de solitudes, on a dû au cours de l'Histoire porter au pouvoir les pires monstres. Un agrégat de drames touchants rend-il le résultat moins horrible ? Sûrement pas.
On sent bien de quelle façon Pascal Duret appréhende ceux qui ont franchi le « Rubicond moral » que représente le choix FN, la tendresse n'en est pas absente. Finalement il se tue à nous dire : ils ne sont pas si méchants, ce ne sont pas les monstres que vous attendiez, et on le laisse mourir quand même. Heureusement, l'attendrissement ne dure guère, il tient pour finir à marquer la fonction désinhibitrice des scores élevés du FN : on ne se cache plus aujourd'hui en France pour affirmer en public le rejet de l'autre.
A. Colin, Collection « Individu et société », 200 pages, 20 euros.
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