CLIN D'ŒIL du destin bachique, le mot arep, l'un des premiers hiéroglyphes traduit par Champollion, signifie vin. On trouve dans l'Egypte ancienne les premiers traités sur le vin, qui mélangent l'œnologie (avant la lettre), le culinaire, l'hygiène et la pharmacopée.
Le vin, du fait de sa couleur rouge et par analogie avec les crues rougies du Nil, qui annoncent une régénération, suscite un intérêt tout particulier dans les soins gynécologiques, la dysménorrhée notamment : oignons et vin réduits et introduits dans le vagin servent à tirer au dehors le sang d'une femme. L'histoire ne dit pas si cet ovule pharaonique avait une forme de pyramide ! Mais la féminité, et son corollaire les règles, seront constamment retrouvées dans les indications et les thérapeutiques à base de vin.
Le vin est aussi utilisé comme test de grossesse : « Tu laisses ta femme boire du jus de dattes dans du vin, si elle vomit tout de suite, c'est qu'elle est enceinte. » Et il trouve sa place en médecine légale : il est utilisé, concentré et très alcoolisé, pour la momification.
L'ivresse est également connue depuis l'antiquité. La démarche hésitante de préhominidés décrite par Coppens témoignerait d'un état d'ébriété. Dans les mastabas de l'ancien Empire, on trouve des scènes d'ivresse, sans doute pour communier avec l'autre monde. Le chou en est l'antidote. L'ivresse et le chou sont toujours associés dans l'histoire du vin et de la santé, des Egyptiens à l'Alsace, avec la choucroute dégrisante, de Pline à Michel Lis avec sa salade de chou cru.
S'il est un nom de praticien qui se confond, dans toute l'histoire de la médecine, avec celle du vin médicinal, c'est bien celui d'Hippocrate. Rappelons la théorie hippocratique, qui repose sur l'équilibre entre les quatre humeurs : le sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire (la bile piteuse). Dans la médecine hippocratique, le retour à la santé passe par le rééquilibrage de ces humeurs, auquel le vin participe. Là encore, pas un domaine médical n'échappe à la prescription de vin. Quelques exemples : en traumatologie, le vin est prescrit pour laver les plaies ou les fractures ouvertes ; en gynécologie, les troubles des règles, comme les inflammations de la matrice, bénéficient de prescriptions variées, dont des injections vaginales de vin ; en coloproctologie, Hippocrate, traite les hémorroïdes localement avec un vin astringent dans lequel a trempé de la noix de galle. L'éloge le plus net du vin se lit dans « le Traité des affections » : « Le vin et le miel sont merveilleusement appropriés aux hommes, si en santé comme en maladie, on les administre avec à propos et juste mesure suivant la constitution individuelle. »
A Rome également, les témoignages de l'utilisation du vin abondent. Pline dénombre 66 vins (additionnés d'aromates) dans la pharmacopée antique, assimilables au minimum à un fortifiant, au maximum à un remède. Le vin entretient les forces, le sang et le teint, écrit-il. Les jeunes accouchées ont droit à une gorgée de vin pour les revigorer et le nouveau-né qui n'arrive pas à pousser son premier cri à un plongeon dans un bain de vin. Galien de Pergame (131-200 environ), médecin des gladiateurs, avant de devenir celui de Marc Aurèle, nettoie leurs plaies au vin. Pour lui, le vin est davantage un médicament qu'un aliment. Il donne crédit à la théorie de la trans-substantiation, en voyant dans le vin rouge et épais le meilleur des nectars pour traiter les déperditions sanguines. Et il faudra attendre la moitié du XVIIIe siècle pour voir s'effondrer le dogme selon lequel le vin est transformé en sang au niveau de l'estomac.
Les prescriptions des moines.
A la chute de l'Empire romain, en 476, les moines médiévaux, qui sont aussi viticulteurs, continuent à soigner avec le vin. Dans la première partie du Moyen Age, les vignes prospèrent. Saint Benoît (490-560), conscient des vertus du « breuvage sacré », recommande à ses frères en religion d'en consommer avec raison, au cours des repas monastiques (73e règle, capitulaire du VIe siècle). Il préconise la valeur d'une « hémine » (0,27l g), afin qu'ils restent toujours au mieux de leur forme, « digestes et alacres ».
La saga du vin médecin continue avec l'école de Salerne, la première école de médecine en Europe, très réputée du XIe au XIVe siècle, sur la porte de laquelle est gravée : « Bois un peu de vin. » Avec Arnaud de Villeneuve, médecin catalan de Clément V, qui affirme en 1320 (« Regimen sanitatis ») : « Buvez en peu, mais qu'il soit bon. Le bon vin sert de médecin. Le mauvais vin est un poison. » Villeneuve écrira un « De Vinis », art de vivre longtemps en bonne santé grâce aux médications à base de plantes médicinales et de vin. Il propose des recettes médicales dont le vin à la langue de bœuf, censé guérir de la folie.
Pierre d'Espagne, médecin du pape Grégoire X, très féru d'ophtalmologie, conseille en thérapeutique certaines substances d'origine animale, sang de colombe, crête de coq, dissoutes dans du vin blanc, pour la préparation des collyres. Michel-Ange en usera, dit-on, pour traiter l'affection oculaire contractée lors des travaux de la chapelle Sixtine.
D'autres médecins, tel Guy de Chauliac, proposent le vin comme traitement préventif de la stérilité. Il confie les couples à une matrone qui « leur donnait épices et clérets, les échauffait, savait les oindre d'huiles tièdes (...), les commander de s'embrasser et deviser ».
Les toasts se nomment des « santés » ou « saluts ». On ne peut guère être plus clair sur les vertus du vin.
A la Renaissance, c'est un respectable docteur en médecine, François Rabelais, qui proclame haut et fort les vertus euphorisantes du vin :
« Le jus de la vigne clarifie l'esprit et l'entendement, chasse tristesse, donne joie. » Ambroise Paré, quant à lui, appliquait des cataplasmes de vin rouge sur les blessures reçues par ses patients, coups d'arquebuse ou autres bâtons à feu.
Le XVe siècle est celui des découvertes, la pharmacopée fera un bond en avant grâce aux apports botaniques des voyages de Christophe Colomb.
L'un des premiers produits injectables.
La découverte de la circulation sanguine par Harvey, en 1628, laisse envisager l'administration de substances par voie invasive avec effraction de tissu. Le vin fait partie des premiers produits injectables.
Au siècle des Lumières, Louis XIV meurt à l'âge respectable de 77 ans d'une artérite soignée au vin brûlant : échec cuisant, alors que sa fistule a été opérée par Félix et guérie par le vin de Beaune grâce à Hugues de Salins.
La période révolutionnaire ne néglige pas non plus le vin. Poncet écrit dans sa « dissertation », thèse de l'époque : « L'art médical serait bien à plaindre si elle manquoit d'un moyen aussi simple et puissant. » Selon le praticien révolutionnaire, c'est au génie du médecin éclairé de voir l'état des forces vitales de son patient, pour mieux dégager les indications thérapeutiques, donc bachiques.
Au XIXe, le vin garde de nombreuses indications. Dans les fièvres putrides, il est considéré comme le « cordial le plus héroïque ». Pick démontre que le bacille de la typhoïde meurt en quinze minutes avec du vin et en trente minutes avec du vin coupé d'eau. Des médecins (Gagey, Doléris) affirment que les buveurs d'eau sont plus sujets à l'appendicite que les buveurs de vin, immunisés par l'effet antibactérien du vin. On rapporte le cas d'un blessé atteint du tétanos guéri après avoir absorbé 110 l de vin de Porto en quarante-deux jours. Le Pr Villard, célèbre chirurgien lyonnais, proclame : « Le bistouri commence la guérison, le vin l'achève. »
Bon vin contre mauvais alcool.
Mais cette époque est aussi celle d'un tournant décisif : le vin n'est plus considéré comme purificateur du sang puisqu'intoxiqué par l'alcool qu'il véhicule ; et l'alcoolisme paraît. L'alcoolisme chronique est décrit en 1853 par Magnus Hüss comme une « intoxication progressive, dépendante de l'absorption directe du toxique par le sang ou de l'altération de celui-ci. Ce toxique exerce secondairement sur le système nerveux une influence irritante, puis sédative, puis stupéfiante, mais ordinairement alternative avant d'être permanente ». Et en 1873 naît la Société française de tempérance, émanation de l'Académie de médecine, en 1873.
La réalité de l'alcoolisme mise à jour, le vin devrait être banni. Il en va tout autrement. Le Dr Guyot oppose « le vin naturel, alimentaire et bienfaisant » aux alcools de distillation, comme l'absinthe, aux ravages sans limite. Le bon vin (au Sud) contre le mauvais alcool (au Nord). Pasteur apporte sa contribution à cette promotion en proclamant que « le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons. » Ce grand savant milite dans des ligues antialcooliques, qui visaient essentiellement les méfaits de la fée verte, l'absinthe. Les recettes à partir du vin font flores, comme en témoigne la centaine de formules où au vin on associe kola, coca, quinquina etc. Vin, sucre et amertume sont garants d'une bonne santé, avec l'aval de la faculté. A la fin du XIXe, 1 654 vins médicinaux sont répertoriés. « Avec un litre de vin de temps en temps, je vous garantis que je ne crèverais pas facilement », écrit Jules Renard dans son « Journal » en 1893.
Le XXe siècle est celui de tous les débats. La pharmacologie naît, les principes actifs sont synthétisés, laissant au vin-médicament une place marginale. Le vin devient un sujet de réflexion scientifique et biologique. L'alcoolisme croit et l'amalgame commence entre alcool fermenté et alcool distillé. Certains médecins préconisent le vin à l'écolier (Dougnac, 1935), longtemps avant que d'autres ne proposent le lait, d'aucuns le condamneront violemment. Des comités antialcooliques prolifèrent. En 1929, est décidée la création d'une société des Médecins amis du vin, dont le but de démontrer scientifiquement la valeur alimentaire, hygiénique, prophylactique et thérapeutique du vin.
En 1991, le 17 novembre, dans une célèbre émission télévisuelle « 60 min » sur CBS, avec le Pr Serge Renaud, les Américains font état du « paradoxe français » ou « miracle français » (lire page 11).
Si ce duo vin et médecin, devait tournoyer au rythme de son histoire, ce serait assurément celui d'une valse à trois temps : adulation et thérapeutique (jusqu'au milieu du XIXe siècle), accusation et tempérance (jusqu'à la fin du XXe siècle), modération et plaisir (à l'aube du XXIe siècle). In vino veritas, in vino sanitas, mais in vino... severitas. Ce message reste d'actualité : le vin doit demeurer une passion raisonnée et partagée.
Vin médecin ou vin médecine
Vin médecin : vin d'assemblage choisi pour sa forte constitution et destiné à pallier les insuffisances d'autres vins ; les vins algériens ou du Languedoc ont été longtemps des vins médecins pour les vins de Bordeaux.
Vin médecine : vin utilisé comme médicament ou comme excipient de décoction de plantes au Moyen Age.
Un beau livre
Le Dr Marc Lagrange, chirurgien et œnophile, a consacré au sujet un beau livre, « le Vin et la Médecine - A l'usage des bons vivants et des médecins » (éditions Féret, 192 pages, 49 euros). Préfacé par le Pr Christian Cabrol, abondamment illustré, truffé d'informations et de citations, il parcourt les siècles avec alacrité, témoignant de la richesse de l'histoire des rapports du vin et de la médecine.
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