Arts
On a coutume de faire remonter l'art abstrait aux alentours de 1910, à l'époque où Malevitch peint son fameux « Carré noir sur fond blanc », où Tatlin crée ses premiers reliefs, où Mondrian, Van Doesburg, Vantongerloo, Franz Marc et August Macke s'éloignent radicalement et pour toujours de la figuration ; à l'époque enfin où Apollinaire présente à Paris les uvres rayonnistes de Larionov et de Gontcharova qui lui feront parler d' « une merveilleuse découverte esthétique ».
Mais, par souci d'exactitude, pour circonscrire l'abstraction, il faudrait chercher bien plus loin dans le temps, jusqu'à ses sources profondes, celles d'avant l'impressionnisme. Et tel est bien le propos de l'exposition du musée d'Orsay : montrer comment, depuis 1800 certains peintres annoncèrent l'abstraction, et comment les uvres des artistes du XIXe nourrirent et enrichirent les productions d'un Kandinsky ou d'un Mondrian. Car bien avant 1910, l'art abstrait avait déjà trouvé ses empreintes et ses codes.
Au début du XIXe siècle, Goethe énonce dans « Farbenlehre » sa propre théorie de la lumière et des couleurs (sans toutefois s'opposer aux découvertes de Newton). On assiste dès lors chez les artistes à un intérêt croissant pour les phénomènes de la vision, pour les recherches scientifiques relatives à la perception des objets et à la représentation de la lumière. C'est ce rapport de l'art à la lumière parallèle à la correspondance entre le son (ou la musique) et l'art que met en valeur l'exposition. Très bien construite et menée, elle nous fait comprendre la distinction entre « l'il solaire » et « l'il musical ».
La question des seuils de visibilité est déjà présente chez Turner, dans les années 1840, lorsqu'il représente ses paysages éblouissants, parfois aveuglants, baignés de soleil, ou au contraire, lorsqu'il traduit le trouble de la vision dans ses aquarelles obscures. L'opposition ou la fusion entre le jour et la nuit, le clair et l'opaque, l'éclat et la noirceur sont au cur des paysages nocturnes de Schönberg, des toiles aux couleurs grinçantes et irradiantes de Nolde, des études sur la lumière de Balla, ou des cathédrales de Rouen de Monet peintes aux différentes heures du jour. Tout au long du XIXe et au début du XXe siècle, les artistes s'intéressent à la perception rétinienne et au prisme des couleurs. La salle la plus éclatante est celle consacrée à l'orphisme, mouvement qui exalte la couleur et l'enthousiasme lyrique. On y retrouve les compositions de Kupka et les « synchromies cosmiques » de Russell, les grandes pièces héroïques de Delaunay, pour qui « la couleur est forme et sujet ».
Les vitrines didactiques et documentaires de l'exposition illustrent et expliquent ces phénomènes de discernement oculaire, en présentant un ophtalmotrope, des modèles de fond de l'il, des cartographies des couleurs, un cercle chromatique, un disque de Newton ou un kaléidoscope. Passionnant.
Intuition musicale
La fin de ce riche parcours évoque la manière dont les artistes abstraits et leurs précurseurs traduisirent le son dans leurs uvres. La magnifique idée, selon laquelle la toile est une partition sur laquelle le pinceau crée des rythmes, une mélodie, des inflexions, remonte aux « Opus » de Signac. Kupka plus qu'aucun autre sera l'ancêtre des « peintres musicalistes ». Le peintre et musicien lituanien Ciurlionis (qu'on découvre avec enchantement) crée une « Sonate de la mer » ; Delaunay compose des « Polyrythmies », Kandinsky des « Fugues », Survage des « Rythmes colorés ». Tout vibre et danse au son d'une musique animée. L'intuition musicale des peintres est à son comble.
L'exposition introduit le spectateur dans un univers plastique éblouissant. Elle montre l'importance des sens dans la naissance de l'art abstrait. L'oreille et l'il ont guidé la recherche d'une création souvent réputée à tort comme intellectuelle.
L'abstraction meurt une première fois en 1914, date sur laquelle se clôt l'exposition. Elle renaîtra puis périra à nouveau à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
« Aux origines de l'abstraction. 1800-1914 ». Musée d'Orsay. Entrée quai Anatole-France, Paris 7e. Tlj, sauf lundi de 10 h à 18 h. Renseignements : 01.40.49.48.14. Jusqu'au 22 février.
A signaler, l'exposition « Robert et Sonia Delaunay, donation de Sonia Delaunay et de son fils Charles » au centre Pompidou, jusqu'au 5 janvier (tél. 01.44.78.14.63), qui présente une très belle sélection d'environ 90 uvres de Robert et Sonia Delaunay, issues de la donation.
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