LES CHIFFRES de l'assurance-maladie et du ministère du Travail l'attestent, le travail tue, blesse et rend malade. En France, deux morts par jour dus à des accidents, huit morts par jour dus à l'amiante, deux millions et demi de salariés exposés chaque jour à des cocktails de cancérogènes. Au-delà de ces chiffres sans doute discutables, on sera sensible aux situations non objectivables qu'expose à raison ce livre : certains travailleurs sont poussés à bout, soumis à des harcèlements pervers, souvent humiliés au travers de tâches quotidiennes déjà dévalorisantes.
Que dit pourtant a priori le droit sur ce sujet ? La loi sur les accidents du travail de 1989 prend bien en compte l'impact des conditions de travail sur la santé. Elle implique corrélativement l'existence d'un droit à réparation : lors d'un dommage subi, le travailleur ou sa famille doit être indemnisé à proportion de ce dommage. Tout semble si simple... Dans les faits, il en va autrement et Annie Thébaud-Mony montre avec un grand talent comment un montage idéologique empêche que triomphe la simplicité.
Notre société industrielle, et les inégalités qu'elle abrite et favorise (on aura compris que nous nous bornons à exposer une pensée qui n'est pas nécessairement la nôtre), fait entrer l'accident du travail dans une philosophie de l'assurance. Le risque professionnel est identifié par exemple au risque de dégâts de eaux : ce sont des choses qui arrivent et contre lesquelles un patron doit être bien assuré. Citons l'auteur, qui fait le point en montrant que, «dans le cas d'un accident professionnel, l'assuré n'est pas le travailleur accidenté mais... l'employeur, qui verra augmenter sa cotisation spécifique sur les accidents du travail en fonction de ceux qu'il déclare et qui sont reconnus indemnisables dans le cadre de la loi».
S'appuyant sur les travaux de la sociologue Véronique Daubas-Letourneux, l'auteur montre comment la mathématique des assurances sert à masquer la responsabilité en matière d'accidents du travail, là où il faudrait brutalement parler d'homicide ou de coups et blessures. Autrement dit, la vision contractuelle cache les rapports de domination sociale. On est là dans l'idéologie, mais était-ce évitable ?
De nombreux cas d'accidents émaillent le livre. Un jeune ouvrier italien, Gaetano, âgé de 20 ans, était intérimaire en métallurgie dans une société sous-traitante intervenant en Lorraine.
Il est un jour appelé en urgence pour une mission « tri de tôles » au sol. Il s'agit en fait de tout autre chose, puisqu'il faut monter à 9 mètres pour couper une pièce métallique «jugée dangereuse». Etant monté, équipé d'un harnais, la tôle à couper a tranché celui-ci, le jeune homme tombe et se tue sur-le-coup. Un accident que l'on peut considérer comme un homicide dans le contexte de cette (in)organisation du travail.
Mille fois plus bénin, mais révélateur d'un type de blessures au travail qui serait l'atteinte à la dignité, le sort de Sandrine, 22 ans. Caissière à durée déterminée dans un hypermarché de la région parisienne, elle est un jour atteinte d'une sévère tendinite au bras en voulant manipuler un pack d'eau minérale sur le tapis. Arrêt de travail, chirurgie, séances de kinésithérapie se succèdent, Sandrine n'est plus réembauchée dans son hypermarché. Son parcours illustre la galère de nombreux jeunes sans formation dont l'insertion professionnelle est constamment remise en cause. Un problème de santé, une maternité peuvent être des motifs de licenciement.
Patrons criminels ?
Ces deux exemples si inégaux dans leur degré de gravité enferment en eux des ressemblances. En particulier l'impossibilité pour des gens simples, isolés, ne connaissant aucun appui juridique, de s'en prendre à des firmes complexes, qui disparaissent derrière le « groupe industriel ».
Pièce maîtresse de beaucoup de développements de ce livre, le cas de l'amiante permet de constituer un délit de mise en danger de la vie d'autrui. L'auteur montre là aussi la grande difficulté rencontrée par les victimes, l'immense inertie administrative et judiciaire jusqu'à la formation de l'association internationale Ban Asbestos, qui permettra d'interdire ce matériau cancérogène.
Alors patrons-voyous ? Patrons-criminels ? Sans doute, mais l'auteure, souvent à juste titre virulente, devrait se souvenir, lorsqu'elle dit «Où sont les vrais terroristes?» qu'une vilenie humaine n'en efface jamais une autre.
« Travailler peut nuire gravement à votre santé », d'Annie Thébaud-Mony, Ed. La Découverte, 287 pages, 19 euros.
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