Le temps de la médecine : Médecine et médias, les liaisons dangereuses
PENDANT des années, l'information médicale a été confinée à l'intérieur d'un petit cercle d'initiés. « Il fallait être médecin pour avoir le droit de la traiter », note Vincent Olivier (« l'Express ») ; il cite en référence le Dr Claudine Escoffier-Lambiotte, qui exerça durant des décennies un magistère sans partage au « Monde ». « Tout se passait à l'époque comme si les journalistes médicaux avaient l'info en horreur, confirme Fabien Gruhier (« le Nouvel Observateur »). Ils n'aimaient pas partager leur savoir et avaient l'impression que si on en disait trop, on courait au désastre. »
Impression justifiée, diront certains. A les en croire, la tendance massive à la judiciarisation trouverait sa source principale dans une information du public dévoyée. La vulgarisation aurait enfanté le consumérisme et le consumérisme le recours systématique à la justice. « Comme si le devoir d'informer allait de pair avec je ne sais quel pouvoir d'influencer ! », s'insurge le Dr Michel Cymes. Pour le chroniqueur de France Info, également producteur sur la Cinquième, « on fait de la médecine pour soigner et pas pour exercer un pouvoir. Dans le travail de l'information, c'est pareil, explique-t-il : j'entretiens avec les auditeurs-téléspectateurs le même type de relation que celle que je peux avoir avec les patients de ma consultation ORL à l'hôpital européen Georges-Pompidou. Une relation sur le mode de l'interpellation et de l'implication personnelle, avec ce qu'il faut d'humour pour dédramatiser un tant soit peu. Mais on ne peut sourire à l'antenne que si on est sûr à 100 % de ses infos. Cela demande des vérifications à la loupe. Humour et intransigeance sont inséparables. »
Une vertueuse information grand public.
Ce travail de vulgarisation de la culture médicale, estiment ceux qui le pratiquent au quotidien, porterait ses fruits avec le temps. « Justement, plus on parle, mieux on explique et plus on élève le niveau des connaissances du public, en réduisant le risque d'aller à la catastrophe », affirme Anne Bergogne, de « Notre temps ». La rédactrice en chef adjointe de ce mensuel destiné au public du troisième âge juge que « l'info claire, loyale et vérifiée n'est pas faite pour permettre au patient de poser son diagnostic et de proposer son traitement, mais pour l'aider, dans l'esprit de la loi sur le droit des malades, à mieux se repérer, en particulier avec l'aide des associations ».
Venue de la presse médicale (« le Concours », « Impact »), via la presse santé grand public (« Top Santé »), Anne Bergogne croit donc que la pédagogie à laquelle se livre sa publication, à l'instar de la presse féminine, aura tendance à dédramatiser les situations conflictuelles, à freiner l'abus de médicaments et la surconsommation des examens. Bref, voilà une vertueuse information du grand public, dont les bienfaits s'accorderaient avec les grands objectifs de la santé publique et de l'assurance-maladie réunies. Quitte, souligne-t-elle, à « aller à contre-courant des tendances exprimées par le public et à ne pas refuser des sujets pour lesquels il est ultrasensible (Alzheimer, cancer, soins palliatifs, etc.). »
Moins dithyrambique que sa consœur, Fabien Gruhier n'est pas convaincue que tous les efforts faits pour vulgariser l'info médicale aient vraiment relevé le niveau général. Lui-même scientifique de formation (il a soutenu un doctorat ès sciences en chimie organique), il a contracté très tôt le virus du journalisme. Et du journalisme grand public : « Je voulais sortir du sérail des revues pures et dures, tout en évitant de parler de n'importe quoi, n'importe comment. Il faut repartir de zéro, renoncer au jargon des mots savants et, bien sûr, il faut "vendre" son sujet en conférence de rédaction. Ce n'est pas exempt de spectaculaire. »
Le chroniqueur de l'« Obs » a constaté que l'intérêt du public a changé. « En 1968, on vibrait pour des progrès sensationnels. Comme on avait marché sur la Lune, on s'attendait à aller passer ses week-ends sur Mars à la fin du XXe siècle ; en médecine, après la première greffe du cœur, tout le monde gambergeait sur des greffes qui, on en était sûr, allaient devenir monnaie courante pour tous les organes et pour tout le monde. Aujourd'hui, la dimension du rêve a disparu. Les gens s'intéressent plus à ce qui peut affecter leur quotidien. On y gagne en concret. Mais cela oblige à redoubler de précision. Quand je parle d'une expérience prometteuse réalisée sur la moelle épinière, j'ai intérêt à souligner qu'elle a été effectuée sur la souris et que l'eau aura coulé avant qu'on passe aux applications humaines. »
Comme dans tous les secteurs, le contre-pouvoir de l'information se heurte aux pouvoirs, essentiellement ceux de l'argent et de la politique. Canal + a diffusé, le 2 février dernier, un reportage intitulé « L'industrie pharmaceutique, les médecins, les médias et l'argent ». On y découvrait des journalistes médicaux qui animaient des conférences pour le compte de laboratoires pharmaceutiques. Un « scandale » ? « C'est aussi le cas pour ceux qui aiment endosser l'habit du chevalier blanc, remarque le Dr Cymes, lui-même passablement malmené dans le reportage. Les enquêteurs de Canal m'ont pris pour cible parce que, a priori, je suis le plus médiatisé des médecins journalistes grand public. Mais je suis très clair : j'ai la franchise de reconnaître que j'anime des symposiums et des colloques pour l'industrie. Mais je veille à l'étanchéité complète de cette partie de mes activités avec mon travail journalistique. »
Quant au pouvoir politique, depuis l'affaire du sang contaminé et les comparutions de hauts responsables devant la Cour de justice, il a été quelque peu sonné par les événements. « Aujourd'hui, analyse Vincent Olivier, on a affaire, d'un côté, à des pouvoirs publics qui redoublent de prudence et pêchent parfois par maladresse dans l'application du principe de précaution ; de l'autre, quelques journalistes qui ont tendance à la jouer sur un mode paranoïaque : si on nous dit qu'on ne sait pas, c'est que, en fait, on sait très bien et qu'on ne veut pas nous le dire. »
L'information scientifique se retrouve alors happée dans l'engrenage du fantasme, comme on l'a vu dans le débat autour du vaccin contre l'hépatite B. Tout le monde plonge dans cette spirale centripète, la politique, la justice et, bien sûr, les lecteurs-téléspectateurs-patients. Les dérapages deviennent alors d'autant moins contrôlables que, depuis des années, on assiste à la montée en puissance de la parole compassionnelle. L'émotion, alors, a tendance à tout emporter. La science et la médecine n'y gagnent pas.
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