LE TEMPS DE LA MEDECINE
Selon le premier rapport d'expertise sur la canicule, réalisé par l'inspection générale des Affaires sociales, « un système d'alerte, de veille et d'information aurait permis de prendre plus rapidement des mesures adaptées » (« le Quotidien » du 10 septembre). Mais qu'en est-il du repérage des personnes seules, isolées ou victimes de la solitude à domicile, et des veuves en particulier ? Que sait-on de la future génération du papy-boom, et vers quoi le système médico-social évolue-t-il ?
Au 1er janvier 2002, la France compte 59,342 millions d'habitants. Les 60 ans et plus, qui représentent 22,9 % de la population, sont 13,543 millions ; les 65 ans et plus, 10,357 millions (17,9 %), les 75 ans et plus, 5,442 millions (9,1 %) et les 85 ans et plus, 1 461 340 (2,4 %). Sur la base du recensement de 1990, l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) prévoit 2,1 millions de 85 ans et plus en 2020 et 4,5 millions en 2050. Et dès 2015, la population des 60 ans et plus (25,3 %) dépassera celle des 20 ans et moins (23,2 %).
Du vieillissement
à l'isolement
Actuellement, la vie à domicile concerne 94,3 % des 60 ans et plus, et 80,8 % des 85 ans et plus, contre respectivement 3,3 % (5,2 % des femmes) et 12,9 % pour les maisons de retraite. Si la dépendance totale ou partielle ne touche que 5 % des personnes vivant à domicile, contre 87 % en long séjour et 52 % en maison de retraite, la solitude et/ou l'isolement peuvent parfois faire obstacle à une prise en charge médico-sociale ou la rendre plus difficile. En 1998, quelque 524 000 personnes dépendantes vivent chez elles, dont 136 000 seules, tandis que 264 000 privées d'autonomie sont en institution. Pour autant, l'isolement n'est pas étranger à 20 % des résidents en hébergement collectif qui n'ont plus de famille et à 10 % qui en ont une mais ne la voient plus. Dix-huit pour cent des sexagénaires, 30 % des septuagénaires et 40 % des octogénaires sont seuls. La population des 60 ans ou plus composent plus de la moitié des 7,4 millions de Français vivant seuls. En janvier 2002, on compte une majorité de veuves, 2,9 millions, dont 815 289 femmes âgées de 85 ans et plus (20 781 centenaires) qui représentent 80 % de la tranche d'âge. Les veufs sont 540 829, dont 140 943 âgés de 85 ans et plus (43 %), parmi lesquels 3 834 centenaires. Dans l'ensemble, isolement et solitude se conjuguent avec veuvage, diminution des contacts due aux décès successifs des connaissances, apparition de handicaps pénalisants et vie citadine : près de 50 % des anciens habitent en centre-ville, contre 28 % de la population générale (1). « Les contacts se replient sur un monde de plus en plus limité d'interlocuteurs : 5 par semaine pour les 85 ans et plus, contre 9 chez les 55-59 ans. Seules les relations familiales se maintiennent », constate l'INSEE. A partir de 70 ans, la sociabilité des femmes, jusqu'alors en moyenne supérieure à celle des hommes, régresse au niveau des hommes puis devient inférieure après 75 ans. Dans tous les cas, « habiter la région parisienne, vivre en cité, avoir des revenus très faibles prédisposent au sentiment de solitude ». Toutefois, « être âgé et avoir peu de relations ne constituent pas un stigmate et entraînent une acceptation d'autant plus aisée de cette situation ». Pour ce qui est des vacances, 38 % des septuagénaires et octogénaires sont partis pour la saison 1998-1999, contre 6 Français sur 10 en moyenne (2).
A l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), le Pr Alain Grand, directeur de l'unité 558 Epidémiologie et sociologie du vieillissement et directeur du département de santé publique à la faculté de médecine de Toulouse, a cherché à comprendre et à anticiper les conséquences du grand âge de façon à adapter le système de santé. En tout premier lieu, il met l'accent sur deux chocs démographiques. D'abord, le passage de la première génération du baby-boom à l'ère du papy-boom à l'horizon 2005. L'économiste Alain Cotta, auteur d'« Une glorieuse stagnation » (Fayard, 2003) parle de la « ola démographique » des années 1945-1965, dont les dernières vagues se feront sentir jusqu'en 2040.
La consommation de soins en forte hausse
L'autre choc, quinze ans plus tard, sera l'entrée de cette même population dans le 4e âge (75 ans). Or, la consommation médicale des Français, qui augmente de façon exponentielle pour les soins de ville à partir de 50 ans et pour les soins hospitaliers la décennie suivante, devient très élevée à 75 ans, compte tenu de l'apparition de la dépendance. « Par simple effet mécanique, associé à un mode de consommation élevée liée à la génération du papy-boom composée de personnes bénéficiant d'une large protection sociale, on peut prévoir un net renforcement de la sollicitation du système de santé », dit au « Quotidien » le Pr Alain Grand.
A cet éclairage démographique, le Pr Grand ajoute une dimension épidémiologique fondée sur deux hypothèses. La poursuite de l'accroissement de l'espérance de vie sans incapacité, « c'est-à-dire que les périodes de dépendance sont de plus en plus courtes ». Et la poussée de « pathologies mal connues ou inconnues propres au très grand âge, avec l'Alzheimer comme maladie symbolique ».
Une gestion consumériste
Sur un plan sociologique, l'INSERM a analysé les comportements au moment de l'entrée en dépendance de la personne âgée elle-même, de son entourage familial et social et des professionnels de santé. Désormais, les retraités, avec un montant moyen brut/mois de pension de 1 126 euros (848 pour les femmes), ont un niveau de vie identique à celui de la population active. « Rien à voir avec les laissés-pour-compte des années 1960-1970 », commente le Pr Alain Grand. En plus d'une « nouvelle solvabilité », renforcée par l'APA instaurée en janvier 2002, il existe « un nouveau rapport avec la consommation des services et des soins ». La notion de « patient-malade » cède la place à celle de « client-usager », ce qui se traduira à terme par une « surenchère » des exigences, affirme le spécialiste.
Autre bouleversement prévisible : l'affaiblissement des solidarités familiale et de voisinage, compte tenu de la moindre fécondité de la génération du papy-boom. On va voir s'installer « un déséquilibre croissant entre aidants potentiels de 50-70 ans, plus particulièrement les filles, et les effectifs de personnes âgées dépendantes ». Concomitamment, les enfants du baby-boom se révèlent « de moins enmoins prestataires de soins ». Ils les délèguent à des professionnels tout en se montrant attentifs à la qualité des services rendus. Il s'ensuit une « charge supplémentaire » tant pour les aides-ménagères que pour les infirmières et les médecins. Ils sont considérés comme des « coclients » et non plus comme des « cosoignants ». Le Pr Alain Grand prévoit, en outre, une « diminution probable du volume d'activité professionnelle ». Elle est liée, explique-t-il, aux conséquences combinées de la démographie médicale et des effectifs également notoirement insuffisants d'aides-ménagères et d'infirmières, associées aux « impacts RTT » (35 h) « qui touchent de plein fouet les hôpitaux et le secteur libéral ». « Nos enquêtes INSERM montrent que les jeunes médecins, comme les personnels médico-sociaux, réclament des conditions de travail identiques à celles de leurs concitoyens (congés, récupération de garde, etc.) », insiste le Pr Grand. A cela s'ajoute un renforcement des contraintes, en termes de qualité et en termes de maîtrise des coûts, donnant lieu à « un profond malaise tant au niveau social que médical ».
Un système explosif
Enfin, l'INSERM observe un « morcellement de l'offre, caractérisé par un cloisonnement important avec deux grandes lignes de clivage : entre le domicile et l'hébergement collectif, et le sanitaire (où l'échelon décisionnel est régional) et le social (départemental) ». Sensibles à ce déficit de coordination, les pouvoirs publics ont lancé, il y a deux ans, les centres locaux d'information et de coordination gérontologique, les CLIC. « Mais les moyens ne suivent pas ». Les réseaux de santé, qui se multiplient depuis une dizaine d'années, officialisés par la loi du 4 mars 2002, apportent peut-être, eux aussi, une solution sur le plan de l'organisation. Pour le Pr Alain Grand, « ce qui a fait défaut durant la canicule, c'est plus le système social que le sanitaire, quoi qu'en dise l'IGAS » dans son expertise du 8 septembre. A partir de là, l'idée de créer un 5e risque de la Sécurité sociale touchant à la dépendance est monté des rangs de l'UMP.
« En définitive, nous sommes passés, au cours des deux dernières décennies, d'une prise en charge des personnes âgées à dominante familialiste à une gestion consumériste, qui va renforcer le recours au système de santé », résume le Pr Alain Grand. D'où la situation de gêne, d'embarras dans le système de santé, aux prises avec une pénurie de personnels et exposé à l'évolution du rapport au travail, « qui ne semble pas répondre tout à fait aux besoins des exigences croissantes des personnes âgées alliées à celles de leur entourage ». « La canicule a été un révélateur du malaise et nous nous acheminons vers des tensions importantes », conclut le chercheur de l'INSERM, qui « doute que les réseaux de santé et les CLIC puissent compenser la baisse des effectifs et agir sur l'inspiration au travail ». Quoi qu'il en soit, il faudra s'adapter à la nouvelle donne, d'une manière ou d'une autre, comme pour les retraites où rien n'est réglé avec 782 personnes de plus de 65 ans pour 1 000 actifs en 2050, contre 274/1 000 en 2000.
(1) 36 % des 1,6 million de Franciliens seuls ont plus de 60 ans.
(2) « INSEE Première », n° 644 mai 1999, n° 734 août 2000 et n° 788 juillet 2001.
40 millions pour le retour à la maison
Le ministre des Affaires sociales a débloqué 40 millions d'euros pour aider les personnes hospitalisées à la suite de la canicule à rentrer chez elles ou dans l'établissement qui les héberge. Cette somme doit permettre de financer des aides-ménagères et du personnel supplémentaire « pour permettre à celui qui a beaucoup travaillé cet été de prendre le repos qu'il a mérité et d'être remplacé sans que cela ne se traduise par une baisse de capacité dans les établissements ».
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