Sans doute échaudés par leur sous-évaluation des intentions de vote en faveur de l'extrême droite au premier tour de la présidentielle, consternés de n'avoir pas vu Jean-Marie Le Pen arriver à la deuxième place, inquiets d'une levée de boucliers populaire qui ne les ménage pas plus qu'elle ne ménage la presse, les instituts de sondage, qui avaient gagné le droit de publier leurs résultats jusqu'à l'avant-veille du scrutin, sont restés silencieux pendant toute la semaine dernière. Des sondages devaient paraître hier, mais à cause de nos délais de fabrication, nous ne pouvons pas en rendre compte ici.
S'il n'existe pas de moyen d'être un peu plus informé, cela signifie qu'on peut s'attendre à tout, et même à ce que M. Le Pen confirme au second tour sa percée du premier.
Un éclairage incertain
Le sondage qu'IPSOS a réalisé dans le corps médical pour « le Quotidien » (pages 1 et 3) peut apporter un éclairage, mais incertain. Si M. Le Pen n'obtenait que 15 % sur le plan national, ce serait une formidable revanche pour la démocratie. En revanche, si le nombre d'électeurs de Le Pen était multiplié par deux ou trois au niveau national (ce qu'il est pratiquement impossible d'envisager), ce serait une catastrophe définitive. En tout cas, le sondage du « Quotidien », dont les résultats n'ont subi aucun redressement, apporte une notion inquiétante : il est plus que probable que, placés devant le choix inconfortable entre Jean-Marie Le Pen et Jacques Chirac, un certain nombre d'électeurs qui n'ont pas voté Le Pen au premier tour s'apprêtent à le faire au second.
Sur ce point, il ne faudrait pas que l'électorat, qui s'est déjà trompé une fois, justement parce qu'il croyait à un match Chirac-Jospin au second tour, commette une nouvelle erreur. Toute la France pense que Jacques Chirac l'emportera. Cette pensée est empoisonnée. Car il ne suffit pas qu'il gagne, il faut qu'il écrase M. Le Pen. Si tous les démocrates, de droite ou de gauche, n'expriment pas, à l'occasion de ce scrutin, décidément d'importance historique, leur aversion absolue pour les idées du Front national, que Jean-Marie Le Pen a réitérées vendredi dernier avec complaisance et sans vergogne, le Front national peut remporter une victoire tout en perdant.
Une arme pour les législatives
Un pourcentage élevé en faveur de M. Le Pen ne ferait pas que traduire une méfiance à l'égard de M. Chirac, il ne se bornerait pas au refus de récompenser un adversaire : le Front national s'appropriera toutes les voix qu'il aura obtenues, même s'il bénéficie d'un vote de circonstance. Non seulement, il s'en servira pour sa communication, non seulement un néofasciste risque de réaliser le score le plus élevé en Europe, non seulement la France fera l'objet d'une pluie de sarcasmes et d'une vague de dégoût, mais le Front national fera de son succès une arme décisive lors des législatives.
L'impératif catégorique de l'électeur habituellement hostile au Front national, mais par ailleurs très défavorable à Jacques Chirac, n'est donc ni de s'abstenir, ni de déposer un bulletin blanc, mais de voter pour Chirac. Certes, l'électorat de gauche ou d'extrême gauche (pour autant qu'il ne souhaite pas « le grand soir ») peut penser que M. Chirac ne se gênera pas pour faire avec les voix qu'il aura reçues par défaut ce que M. Le Pen fera sans nul doute dans les mêmes circonstances : le président réélu se targuera probablement d'un pourcentage qui ne sera pas vraiment le sien mais donnera seulement la mesure de l'opposition à Le Pen. Mais d'une part, les démocrates peuvent reprendre à Chirac aux législatives ce qu'ils lui auront accordé au second tour de la présidentielle ; et d'autre part, ce scrutin critique du second tour exige de chaque électeur une réflexion inhabituelle et un minimum d'intelligence.
L'exemple de Jospin
C'est pourquoi s'en prendre à Lionel Jospin parce qu'il n'a pas parlé (là encore, il n'est pas exclu qu'il le fasse avant même que ces lignes soient imprimées, ou un peu après) est quelque peu injuste : le Premier ministre ne veut pas ternir l'éclat de sa démission et de sa décision d'abandonner la vie politique ; il a gagné en morale et en intégrité ce qu'il a perdu en voix ; il donne un exemple sans précédent à ses pairs en leur montrant qu'une carrière politique n'est pas nécessairement éternelle et qu'on peut l'interrompre de son vivant ; il met en avant ce qui est l'homme en lui et qui passe avant l'homme politique. Ce choix n'est pas que respectable, il est utile, il apporte un élément essentiel à la vie politique du pays.
Les électeurs de M. Jospin sont par définition des adultes ; de par leur engagement politique, ils sont aussi des démocrates ; ils n'ont pas vraiment besoin d'un directeur de conscience et ils n'ont même pas le droit d'exiger une consigne de vote dont la nature même représente dans l'absolu une atteinte à leur libre arbitre. Demander à qui que ce soit : comment dois-je voter ? est déjà une rupture du principe du suffrage universel, un homme, une voix. C'est-à-dire le contraire d'un homme, DES voix. Si, cédant aux sollicitations pressantes de son entourage et de ses amis, M. Jospin s'exprimait pour conseiller le vote en faveur de Jacques Chirac, nous ne bouderions pas non plus cette démarche et nous la verserons au dossier du combat contre le néofascisme. Mais elle ne devrait être considérée comme indispensable par personne. Le premier tour de la présidentielle a suffisamment prouvé combien une voix est importante, il a montré qu'il ne manquait que 200 000 voix à M. Jospin pour franchir le cap du premier tour.
Le précédent américain
Des exemples nous ont été fournis à l'étranger des désastres ou des brusques torsions apportés au cours de l'histoire par une poignée de suffrages. Aux Etats-Unis en 2000, le candidat démocrate, Al Gore, militait, entre autres, pour la protection de l'environnement. C'est pourtant au nom de l'écologie que Ralph Nader s'est présenté à la présidence. M. Nader obtenu moins de 5 % des voix. Un piteux résultat mais qui aurait fait la différence en Floride, où M. Gore a été battu par quelques centaines de voix. M. Gore a donc perdu et M. Nader a perdu, entraînant dans sa chute celui qui, contrairement à George W. Bush, aurait œuvré en faveur de l'environnement.
L'enjeu
Or en France, aujourd'hui, la question ne concerne pas que l'environnement. Elle concerne la démocratie et une forme d'arbitraire qui ne dit pas son nom, une forme déguisée de dictature ; elle concerne nos libertés ; elle concerne la paix sociale et la stabilité d'une démocratie parlementaire et d'un pays industrialisé exportateur qui ne saurait sombrer dans l'autarcie ; elle concerne notre présence en Europe et le regain de puissance que nous conférera l'Europe ; elle concerne le rejet de la haine et des divisions ; elle concerne les droits de l'homme ; elle concerne le droit de s'exprimer librement en l'absence de toute forme de censure. Elle concerne la vie que nous avons aujourd'hui et qui, si elle peut être améliorée, ne doit pas être changée au point de devenir un cauchemar.
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