Analyse sociologique

Le suicide n'est plus ce qu'il était

Publié le 29/01/2006
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ONZE MILLE DÉCÈS par suicide en France chaque année, un million dans le monde (100 personnes par heure). Un taux de 20 pour 100 000 qui augmente dans notre pays depuis les années 1970 et qui tue plus que la route. Depuis les analyses de Durkheim, à la fin du XIXe siècle, que Christian Baudelot et Roger Establet ont largement contribué à faire connaître, qu'est-ce qui a changé ? Que peut nous dire la sociologie sur ce phénomène d'exception, qui n'en est pas pour autant marginal ? En se penchant sur plus d'un siècle de données sur la question, les deux universitaires tentent de percer l'énigme sociale de cet acte, par définition et par essence d'abord individuel.
Le tableau social du suicide des XIXe et XXe siècles ne coïncide que très partiellement, nous disent-ils. Durkheim parlait de « la misère qui protège », mais en 1897, année de la sortie du livre du sociologue français, l'individualisme progressait avec l'enrichissement. Au XXe siècle et au XXIe, le lien entre développement économique et taux de suicides a changé dans les pays occidentaux : là, les jeunes se suicident davantage que les plus âgés (transformation majeure), les hommes plus que les femmes, et, fait nouveau, les pauvres plus que le riches. La misère d'aujourd'hui, stigmatisante, signe de déclassement, disqualifiante, synonyme de perte d'identité et de réseau social, marginalise et isole. « La pauvreté n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était (...) La croissance économique favorise globalement la baisse du suicide, mais la réorganisation permanente de l'économie joue en sens inverse », expliquent Baudelot et Establet.
Certains facteurs sociaux et culturels développent le suicide. Le divorce, par exemple, mais l'exemple qu'il donne aussi une influence sur les non-divorcés, une influence différente selon le genre, puisque, dans les sociétés où le divorce est plus répandu, la protection des hommes mariés diminue et celle des femmes mariées augmente. D'autres facteurs sont protecteurs (sociabilité, confiance dans les institutions, croyance religieuse). « Le suicide est un révélateur : il met en évidence le profond clivage en matière de santé, d'espérance de vie, de bien-être, qui sépare aujourd'hui le hautdu bas de l'échelle sociale », analysent les sociologues. Etats dépressifs et alcoolisme jouent, bien sûr, à l'échelon individuel, un rôle décisif dans le suicide. Mais tout se passe comme si, dans nos sociétés modernes, les plus riches semblaient avoir trouvé le moyen de lutter contre ces deux pathologies, contre l'isolement social, contre les nécessités permanentes d'adaptation à l'économie, aux exigences de ce qu'il est convenu d'appeler la flexibilité.
Autre fait majeur : les hommes se suicident plus que les femmes et, curieusement, les transformations récentes de la condition féminine dans les pays les plus riches n'affectent presque pas les écarts entre les taux de suicide selon le sexe, qui auraient même tendance à se creuser chez les plus jeunes. Il semblerait que les femmes et les hommes modernes ne construisent pas leurs identités personnelles sur les mêmes bases, expliquent les auteurs, ce qui devrait nous inciter à étudier davantage la construction du genre dans nos sociétés.

Géographie du désespoir.
La situation mondiale n'est évidemment pas homogène : en Chine, où le taux de suicides est très élevé (4 % des décès), les femmes se suicident plus que les hommes, et elles se suppriment, en quelque sorte, pour se venger du conjoint et de la belle-famille.
En Inde, la question du suicide est devenue un problème de santé publique, et la courbe suit les tendances du XIXe siècle qu'avait notées Durkheim en Occident. Dans l'ex-bloc soviétique (entre 40 et 50 suicides pour 100 000), l'augmentation du suicide est parallèle à celle de l'alcoolisme et des homicides. Mais corrélation ne signifie pas causalité, et dire que c'est l'augmentation de la consommation d'alcool qui rend compte de celle du suicide est aller un peu vite en besogne, expliquent les deux sociologues, qui nous proposent une passionnante analyse de la dimension historique de ce phénomène. Placée au dernier rang du classement mondial en termes de taux de suicides il y a cent ans, la Russie est aujourd'hui en tête dans la « géographie du désespoir ».

Sociologie et médecine, collectif et individuel.
Le sociologue identifie des corrélations, décrit des facteurs de risque et des facteurs de protection. Il peut dire que le suicide augmente dans toutes les crises économiques et baisse dans toutes les guerres, que l'on se tue plus le lundi que le dimanche, moins le mercredi que le jeudi, moins en juillet et en août que les autres mois (contrairement à ce qui se passait jusqu'à l'établissement des congés payés), à la campagne qu'à la ville ; que la Chine est le seul pays où les femmes se suicident plus que les hommes et le Japon le seul où, jusqu'en 1995, le suicide avait tendance à baisser dans toutes les tranches d'âge et dans les deux sexes.
Pour autant, la sociologie ne prétend ni tout expliquer ni se substituer à la médecine ou à la psychiatrie. Le psychiatre raisonne sur un petit nombre de cas et s'intéresse à des facteurs personnels. Mais la difficulté à raccorder le microscope du psychiatre et le téléscope du sociologue n'est qu'apparente, démontrent les auteurs, dans ce travail commun qui propose une fois de plus au non-spécialiste une sociologie savante qui n'en reste pas moins au plus près des choses de la vie.

Christian Baudelot, Roger Establet, « Suicide - L'envers de notre monde », Seuil, 260 pages, 21 euros.

> Dr CAROLINE MARTINEAU

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7887