De notre envoyé spécial
« Il se sentait comme un homme qui se noie et que l'on empêche de rejoindre la rive : la médecine était toute sa vie et brusquement il n'était plus médecin » : forte du soutien de tous les médecins de la région, mais aussi des patients de son mari et de la municipalité d'Hagondange, Marie-Hélène Gabriel, veuve du Dr Michel Gabriel, entend désormais se battre pour « réhabiliter (son) époux », et veut savoir comment un tel « engrenage procédurier » a pu le pousser à mettre fin à ses jours.
On sait (« le Quotidien » du 5 décembre) que ce médecin s'est suicidé après avoir été interdit d'exercice par l'Ordre pour trois mois.
L'assurance-maladie, qui avait saisi l'institution ordinale, lui reprochait de transgresser les règles de prescription des anxiolitiques (non indication, ou dépassement de la posologie ou de la durée maximale).
Rien d'un dépressif
Installé depuis 1966 à Hagondange, le Dr Gabriel était le doyen des généralistes de cet ancien fleuron de la sidérurgie lorraine, aujourd'hui en difficile reconversion. « Il a espéré un sursis jusqu'au bout puis, le 1er décembre au matin, il a mis sur sa porte une affichette pour annoncer qu'il rouvrirait début 2002 ; et il s'est pendu le lendemain », raconte Mme Gabriel, en montrant des lettres de patients témoignant de leur émotion après la tragédie. « Même s'il ne parlait plus que de son affaire depuis des mois, il n'avait rien d'un dépressif », confirment les médecins du secteur, comme le Dr Michel Thiry, responsable de l'Association de permanence des soins de l'agglomération hagondangeoise, qui s'insurge contre les « accusations fallacieuses et sans poids » qui ont poussé le Dr Gabriel au désespoir.
Pour lui, comme pour la CSMF de Lorraine les reproches dont il a fait l'objet ne justifiaient en aucun cas une sanction aussi lourde, d'autant plus que la procédure était, selon les médecins, entachée d'irrégularités.
Comme l'explique le Dr Alix Fiorletta, généraliste à Rombas et président de l'UNOF de Moselle, l'échelon régional de la section des Affaires sociales de l'Ordre avait mis fin en 1999 à Nancy aux poursuites contre le Dr Gabriel en raison d'un vice de procédure ; le praticien n'avait pas reçu en recommandé la lettre l'informant des sanctions envisagées contre lui. Malgré cette décision, la section des Affaires sociales, au niveau national, a rouvert le dossier qui a mené à sa condamnation. « Comment se fait-il que des faits aussi légers d'une part, et un non-lieu prononcé au niveau régional d'autre part, aient tout de même débouché sur une telle sanction ? », interroge le Dr Fiorletta.
Des généralistes en colère
Maire d'Hagondange depuis 1995, après avoir été longtemps président du syndicat des kinésithérapeutes de la Moselle, Jean-Claude Mahler s'interroge sur la « personnalité très particulière » de l'un des deux médecins-conseils de la CPAM de Metz à l'origine des poursuites. « J'ai très souvent eu affaire à lui, quand je devais défendre des confrères face à la caisse, explique-t-il , et j'ai fini par comprendre que le seul moyen de lui échapper, c'était d'avoir le courage de crier plus fort que lui. Malheureusement, le Dr Gabriel ne le savait pas, et a eu la malchance de tomber sur ce médecin. »
« Si seulement il m'en avait parlé avant, poursuit-il, je l'aurais aidé à se défendre. »
Très remontés, les généralistes du secteur mettent en cause la structure même de la section des Affaires sociales de l'Ordre : « Vous êtes jugés par cinq personnes, dont deux médecins-conseils, qui sont donc à la fois juges et accusateurs : vous n'avez donc aucune chance que ces deux membres soient de votre côté », observe le Dr Fiorletta, qui réclame une réflexion sur la légitimité d'une telle instance. « Ce qui est arrivé au Dr Gabriel, affirme-t-il , aurait pu arriver à n'importe lequel d'entre nous. Comment voulez-vous que nous ayons encore confiance dans une telle institution ? »
De plus, selon lui, « l'acharnement de la caisse semble avoir été facilité par toute une série de dysfonctionnements : tout le monde savait qu'on allait droit dans le mur dans cette affaire, et personne n'a rien fait pour stopper la machine ».
Il observe enfin que ce drame est « symptomatique de l'ambiance actuelle existant entre les instances disciplinaires de la caisse et les médecins : avant, tout se réglait en commission paritaire, caisses-médecins, mais, aujourd'hui, cet échelon ne fonctionne plus ».
Action en justice
Pour toutes ces raisons, la CSMF de Lorraine, en accord avec Marie-Hélène Gabriel, entend porter l'affaire devant les tribunaux, d'une part pour vérifier la légalité de la procédure entreprise contre le Dr Gabriel et, d'autre part, pour demander des explications sur la « disproportion de la sanction par rapport à l'infraction constatée ».
Reste que la veuve du médecin, en plus de son deuil, se trouve aujourd'hui dans une situation financière dramatique car, à 56 ans et sans emploi, elle devra attendre quatre ans avant de toucher sa pension de réversion. « Je ne sais même pas si je vais pouvoir garder ma maison », explique-t-elle, en espérant au moins trouver un emploi grâce à la mairie. Un appel à la solidarité de tous les médecins est lancé (voir encadré) par la CSMF de Lorraine.
Comment aider la veuve du Dr Gabriel
La CSMF de Lorraine appelle tous les médecins de famille à apporter leur soutien moral et financier à l'épouse du Dr Michel Gabriel. Ce soutien peut lui être adressé directement ( Mme Gabriel, 2, rue du Maréchal-Joffre, 57300 Hagondange), ou par le compte ouvert par la CSMF Lorraine, avec un chèque libellé « CSMF Lorraine- Dr Michel Gabriel », compte n° 02419014945.
Par ailleurs, la CSMF Lorraine appelle les représentants des Conseils de l'Ordre à démissionner de leurs postes dans les sections des affaires sociales des conseils régionaux et nationaux de l'Ordre. Elle suggère à tous les praticiens de refuser toute demande d'information des caisses et tout entretien confraternel avec les médecins conseil. Enfin, elle invite les médecins à l'informer de toutes mises en demeure répétitives de la caisse à leur encontre, et rappelle qu'elle dispose, dans ces situations, d'une capacité d'expertise apte à faire face à ces problèmes.
Des lecteurs choqués
« Le Quotidien » a reçu un certain nombre de lettres de médecins choqués par cette affaire. « Avec la mort de ce confrère, écrit le Dr Frank Senniger, médecin dans la banlieue parisienne, c'est un peu de moi-même que j'ai perdu. » Ce praticien, qui s'adresse au président de l'Ordre des médecins, lui demande de s'exprimer directement, pour dire son sentiment sur ce drame.
Le Dr François Eclache, qui exerce à Foix, dans l'Ariège, s'insurge contre la sanction prononcée par la section des affaires sociales de l'Ordre. Une juridiction, estime-t-il, que l'on peut comparer aux fameux comités médicaux régionaux, créés par les ordonnances Juppé, et qui étaient qualifiés, rappelle dit-il, de « tribunaux d'exception » par la profession. « Le même reproche, écrit-il, peut être fait aux sections des affaires sociales de l'Ordre », dont la composition paritaire set illusoire. « L'Ordre se grandirait, estime ce lecteur, en refusant de participer plus longtemps à cette parodie de justice et en publiant des statistiques précises des décisions rendues par ces juridictions, (...) qui énuméreraient les atteintes aux droits de la défense subies par les victimes de ces poursuites. »
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