A Paris, au Grand-Palais

Le soleil noir de la mélancolie

Publié le 20/10/2005
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Il y a plus de dix ans que Jean Clair pense et travaille à cette exposition d'envergure. Le directeur du musée Picasso, éminent expert d'art, auteur d'ouvrages de références et grand commissaire d'expositions, a enfin touché au but : rassembler - avec beaucoup de sensibilité et d'érudition - des chef-d'œuvres et objets illustrant la mélancolie, depuis les stèles antiques jusqu'aux créations les plus contemporaines, en passant par des toiles de Dürer, Cranach l'Ancien, Goya, Géricault...
L'exposition fait un partage savant entre les significations différentes qui furent données au cours de l'histoire à l'état mélancolique. A chaque grande période, à chaque culture, ses représentations et ses interprétations : religieuses, médicales, artistiques, littéraires...
La mélancolie fut tantôt perçue comme une affliction, un maléfice lié aux puissances infernales, tantôt comme « une maladie sacrée », celle des héros ou des génies. Au fil de l'histoire, la définition de la mélancolie oscille entre le mal et le bien : dégoût de la vie ou grandeur exaltée, faiblesse psychologique ou valorisation de l'être, acédie (ce mal défini au IVe siècle par les moines chrétiens comme « une irritation et une anxiété du cœur ») ou supériorité intellectuelle (voir le mot d'Aristote, rapporté dans l'exposition : « Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d'exception (...) sont-ils manifestement mélancoliques ? »). Un constant balancement entre « génie et folie en Occident », sous-tire de l'exposition.
Hippocrate définissait la mélancolie comme l'une des quatre humeurs qui composent le corps humain. Dans l'Antiquité, on redoutait la bile noire à cause de l'instabilité qu'elle provoquait. Au Moyen Age, la mélancolie était une maladie satanique livrant l'esprit à des conflits incontrôlables, à toutes sortes de tentations (celle de saint Antoine en particulier, copieusement évoquée dans l'iconographie médiévale, notamment ici avec la gravure Saint Antoine tourmenté par les démons de Martin Schongauer, vers 1470). Les œuvres du Moyen Age sont peuplées de représentations de deuil, de saints accablés, de saintes éplorées (voir le somptueux Saint Jean-Baptiste au désert de Gérard de Saint-Jean, vers 1480), ou encore d'évocations diaboliques et infernales. « La mélancolie prépare le bain du diable », disait Luther.

Sous l'influence de Saturne.

Un revirement spectaculaire s'accomplit à la Renaissance florentine, où la mélancolie est associée au génie, à l'imagination fructueuse, sous l'influence de Saturne, planète qui, si elle est parfois considérée comme néfaste, évoque pour Dante la sagesse et pour le philosophe Marsile Ficin (1433-1499) la folie divine et l'héroïsme spirituel.
L'âge d'or de la mélancolie est incarné par l'illustre gravure de Dürer, « Melencolia I » (1514), qui triomphe au cœur de l'exposition (non loin de la superbe et étrange « Mélancolie » de Lucas Cranach l'Ancien, de 1532), tandis que les autres représentations du XVIe et du début du XVIIe siècles sont riches en évocations allégoriques des tourments de l'âme (paysages de ruines et vanités, parmi lesquelles celle, admirable, attribuée à Philippe de Champaigne). Une iconographie type se développe, celle d'une « femme âgée, triste et dolente (...) assise sur un rocher, les coudes posés sur les genoux avec, près d'elle, un arbre dépouillé », comme l'observe Cesare Ripa.
La posture de la tête dans la main est une constante à travers les âges de la représentation de la mélancolie. Même le fœtus n'y échappe pas (voir la composition du fœtus couché sur son placenta la tête dans la main). Une salle est consacrée au temps insaisissable et à l'espace inaccessible qui engendrent la mélancolie. Une autre à la musique qui l'apaise ou la fait naître.

Le mal du siècle.

Avec Chateaubriand et René, le siècle des Lumières introduit l'archétype du héros romantique et la première manifestation du « mal du siècle ». La mélancolie, « faiblesse de l'âme » pour Diderot, est une maladie de l'esprit, qui mène à la déraison et à la folie (on ne manquera pas les œuvres hyperboliques de Goya : « Le Sommeil de la raison engendre des monstres », étonnante gouache et plume de 1797, le portrait de Don Gaspar Melchor de Jovellanos de 1798, ou encore les fameuses « Vieilles », vers 1808, qui subissent d'une manière outrée les méfaits du temps).
Nietzsche proclame la mort de Dieu. Baudelaire et Huysmans expriment leur désespoir métaphysique. Freud publie « Deuil et mélancolie ». Delacroix peint Michel-Ange, qui délaisse les sculptures de son atelier, en proie au tourment. Caspar David Friedrich conçoit le bouleversant et solitaire « Moine au bord de la mer » et Arnold Böcklin l'angoissante « Ile des morts ». Le spleen est l'expression moderne de la mélancolie, qui devient l'un des sujets d'étude privilégiés de la science nouvelle de l'âme. On parle d'hypocondrie, de neurasthénie, de lypémanie, ou encore de psychose maniaco-dépressive... C'est l'intrusion de la psychiatrie dans la mélancolie. L'homme moderne est solitaire ; il subit sa difficile condition. Son équilibre se précarise. Au XXe siècle, les manifestations de la mélancolie sont inspirées par l'échec des grandes utopies sociales, par le triomphe des idéologies et par les nouvelles barbaries. La fin de l'exposition dévoile des œuvres désespérées et noires, variées et inattendues : Ron Mueck et son « Gros homme » (2000) niché dans un coin, les évocations dans les années 1894 du destin de la Pologne par Malczewski, les dérangeantes et voyeuristes photos de David Nebreda (1989).
Une exposition ambitieuse et profuse pour parcourir le temps à la découverte des mystères de l'âme.

« Mélancolie. Génie et folie en Occident ». Galeries nationales du Grand-Palais. Entrée Clémenceau. Paris-8e. Entrée : 10 euros (TR 8 euros). Tlj sauf mardi de 10 h à 20 h (mercredi jusqu'à 22 h). Tél. 01.44.13.17.17. Jusqu'au 16 janvier 2006. Superbe catalogue de l'exposition, 500 pages, 59 euros, coédition RMN/Gallimard.


> Daphné Tesson

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7827