Idées
Il est curieux que les philosophes se soient peu interrogés sur la pornographie. Faut-il penser qu'on hésite à aborder une notion qui semble négative ? Réfléchissant à la fois sur la signification (1) de cette notion et sur les pouvoirs qui la font exister, Ruwen Ogien, directeur de recherche au CNRS, note la permanence d'un grand partage dans la civilisation occidentale.
Il y a des représentations sexuelles admissibles, et d'autres qui ne le sont pas. Les premières, telles les planches anatomiques ou les nus artistiques, relèvent de la science ou de l'art, les secondes n'auraient pour but que de procurer une vulgaire excitation sexuelle, et seront taxées d' « obscènes », démarche à l'infini, car qu'est-ce qui définit l' « obscène » ?
Avec pas mal de malice, Ruwen Ogien montre qu'il est pratiquement impossible de définir clairement ce que pornographique veut dire. Ainsi, l'étalage d'organes génitaux peut être grossier, répugnant, voire comique, et nullement excitant, mais conservera l'étiquette de pornographique. On retrouvera évidemment cette discussion, l'éternel distinguo entre la pornographie et l'érotisme, qu'Alain Robbe-Grillet trancha par la boutade : « La pornographie, c'est l'érotisme des autres ».
Difficile à exprimer, mais permane l'acte qui réprime : les prêtres au Moyen Age, les politiques plus près de nous arguant son immoralité et la nécessité de protéger la jeunesse. L'avènement d'une bourgeoisie marchande peu pudibonde, et peu convaincue du caractère subversif des
« uvres »pornographiques, a entraîné une diffusion massive de livres, revues, films, cassettes, considérés comme un nouvel
« opium »guère plus dangereux que la bière ou le loto, et une effroyable casuistique des interdictions aux mineurs.
Au passage, l'auteur évoque l'hypothèse selon laquelle la pornographie est justement une catégorie
« inventée »lorsque se diffusent partout et se vulgarisent des uvres que l'élite cultivée dégustait en gourmet : il ne faut pas que certaines scènes tombent sous les yeux des classes dangereuses, car là elles deviennent dégradantes. Plus profondément, on pourrait arracher la question de la pornographie à son contexte de luttes sociales, et ne la traiter que comme un enjeu esthétique : si un sexe en érection, filmé en gros plan, est pornographique, n'est-ce pas parce qu'il renvoie à la chair pour la chair, sans
« transcendance vers », par où la corporéité se fait pure viande.
L'obscène enjeu de pouvoirs
Dans le pornographique, il y a de l'obscène, tout comme on mettait autrefois un soufre dans le feu pour expliquer qu'il brûle, mais de ce mot à l'étymologie controversée, Jean-Christophe Abramovici, maître de conférences à Paris-X-Nanterre, fait une lecture à la fois fouillée et originale.
Parcourant avec gourmandise les dictionnaires de l'âge classique, l'auteur montre le caractère assez vague des définitions. Ainsi le premier Dictionnaire de l'Académie, en 1694, dit de l'obscène : « Déshonnête, sale, qui blesse la pudeur ». Refusant de faire une banale histoire linéaire de ce concept, l'auteur montre qu'il est avant tout l'enjeu de pouvoirs : chaque siècle a ses défenseurs du langage acquis, auxquels s'opposent de vigoureux épurateurs. Voltaire partit en guerre vers 1760 contre le mot « cul-de-sac » qui, selon lui, déshonorait la langue française, et le siècle des Lumières cultiva à l'excès une sensibilité qui s'exacerbe en soupirs courtois et pâmoisons molles, telle la « Nouvelle Héloïse » de Jean-Jacques Rousseau. Traçant ainsi sa limite entre la vulgarité, l'obscénité et une sensibilité baroque.
Ce que montre bien J.-Ch. Abramovici, c'est que le mot lui-même sert avant tout à créer un effet et... à éviter d'être défini en tant que tel. Du coup l'imagination s'emballe quand poètes licencieux ou romanciers libertins écrivent : « Il témoignait ses désirs de la manière la plus obscène... Cette nuit-là, surtout, il avait enchéri par des brutalités obscènes. » (2) Le mot sert de marque de réprobation. Il servira de prétexte à faire la chasse, non seulement aux mauvaises manières, mais au « mauvais goût », dont le modèle reste la « Justine « de Sade de 1797.
En tout cas, un livre passionnant, dont l'érudition étonne, et dont l'envers est une histoire de l'hypocrisie. Il ne faut pas rater son chapitre « la Médecine en procès », dans lequel il relate comment l'obscénité vient au médecin pour cause d' « auscultations un peu voluptueuses ».
Le corps dépositaire de l'inconscient
A sa manière, Suzanne Képès, psychothérapeute et gynécologue, dit la sexualité à travers son expression psychosomatique : « Ce que les gens savent moins, c'est que le corps est le dépositaire de l'inconscient », il recueille notre mal-être à l'aide d'un symptôme souvent sexuel, une souffrance relationnelle.
Disciple de Freud, mais surtout de Mélanie Klein, Suzanne Képès considère que la souffrance sexuelle prend sa source dans la période archaïque, d'où l'importance du toucher, de la peau, réminiscence d'une existence qui vient à l'être par le contact avec le corps maternel. Spécialiste des difficultés sexuelles, aussi bien du vaginisme que de l'impuissance, elle invite par exemple les hommes à renoncer à mettre toute leur fierté dans l'érection et le coït. Aussi suggère-t-elle que les corps se rejoignent d'abord sans la nécessité de la pénétration. Quant aux dysfonctionnements, ils peuvent être surmontés par l'harmonie retrouvée avec le toucher et non grâce aux miracles de la biochimie. Elle propose des thérapies brèves recentrées sur le corps, au lieu d'être éparpillées en longues séances génératrices de dépression.
« Penser la pornographie. Questions d'éthique », Ruwen Ogier, PUF, 172 p., 16 euros.
« Obscénité et classicisme. Perspectives littéraires », Jean-Christophe Abramovici, PUF, 309 p., 30 euros.
« Le Corps libéré. Psychosomatique de la sexualité », Suzanne Képès, La Découverte/Poche. Essais, 249 p., 9 euros.
(1) Etymologiquement, le terme signifie discours, écriture sur les prostituées. Peut-être reste-t-il quelque chose de ce sens un peu lointain dans la répugnance à envisager ce concept : mauvais femmes, mauvaises murs, mauvais sujet.
(2) Ici, un texte de Rétif de la Bretonne de 1789.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature