Le sevrage alcoolique à la carte

Publié le 24/01/2007
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SUIVI AMBULATOIRE en consultation, hospitalisation de jour, hospitalisation résidentielle : l’unité d’addictologie animée depuis 2001 par le Dr Amine Benyamina, psychiatre et praticien hospitalier, au sein du service psychiatrique du Pr Michel Reynaud, travaille « à la carte », selon l’un des trois menus proposés aux patients. Non, bien sûr, que ce soit le patient qui décide et dispose seul de sa formule, mais rien ne se décide sans lui. Car, sans son adhésion, rien n’est possible, martèle le Dr Benyamina, convaincu qu’il est de l’absolue nécessité de commencer par explorer le degré de motivation avant de pouvoir lancer quelque démarche thérapeutique que ce soit.

Tout le monde est d’accord. De Catherine Marril à Colombe Delacotte, toutes deux infirmières, la première en début de circuit, la seconde en fin de parcours, c’est la seule « doctrine » professée dans la maison.

Evaluer la motivation.

Catherine Marril travaille depuis quatre ans au sein de l’unité et trois ans à la consultation, en première ligne. Avec deux autres infirmières, c’est à elle qu’incombe le premier contact. Toujours en tête à tête, sans qu’une tierce personne ne s’en mêle, toujours après un rendez-vous demandé par l’intéressé lui-même, pendant une heure, c’est elle qui effectue, en s’aidant d’un questionnaire méthodique, l’évaluation motivationnelle. «Quand on va le chercher dans la salle d’attente, parmi les autres patients qui ont rendez-vous en psychiatrie, l’ambiance est généralement lourde, raconte-t-elle. La dévalorisation, la honte, la culpabilité pèsent toujours leur poids. Pendant une heure, je m’applique à créer de la confiance, du lien, avec empathie et bienveillance, pour rendre possible l’alliance thérapeutique.»

En pratique, on commence par passer en revue l’histoire de la personne, ses antécédents sociaux, professionnels, scolaires, familiaux. «On tente de dérouler le film de son existence. A partir des événements marquants, on retrouve la chronologie, comment on est passé du premier contact avec l’alcool à la perte de contrôle.Souvent, on établit un lien entre un phénomène déclenchant comme un viol, ou une relation incestueuse, et la survenue de la maladie.»

Les mots viennent plus ou moins facilement, gênés par des facteurs de comorbidité psychiatrique. «Ce qui est mis au jour dans tous les cas, note Catherine Marril, c’est une souffrance. » Cette souffrance que le Dr Benyamina s’emploie à identifier pour pouvoir traiter le patient et qu’il a inscrite dans le titre de son livre « le Verre de trop ! Alcool : du plaisir à la souffrance »*. «Des excès répétés, ou même d’une simple prise régulière, explique le praticien, la personne en vient peu à peu à l’alcoolodépendance, pour surmonter sa souffrance.»

Des histoires toujours compliquées et dramatiques.

«Que la personne soit sympathique ou antipathique, il faut se garder de toute appréciation morale, travailler uniquement dans l’empathique, avec une bonne dose de fausse naïveté, pour pouvoir affronter des histoires qui sont toujours compliquées et dramatiques», confie Colombe Delacotte, infirmière à l’hospitalisation résidentielle, au pavillon Fred-Siguier, depuis deux ans. «Dans cette unité où nous privilégions le traitement en ambulatoire, explique le Dr Benyamina, les patients sont hospitalisés à leur demande quand ils rechutent, quand la prise en charge en consultation, avec un médecin et une infirmière référents qui travaillent en binôme, à un rythme souvent quotidien sur au moins une semaine, ne leur a pas permis de décrocher. On les extrait alors de leur milieu de vie.»

«Quand ils nous arrivent, raconte Marie Lecacheux, interne depuis novembre dernier, leur haleine oenologique en dit long sur leur ambivalence. Ils sont bien sûr informés des modalités du sevrage. Souvent, ils ont participé à des groupes d’information et ils ont rencontré d’autres patients. Et pour bien leur montrer que nous ne fonctionnons pas sous la contrainte, ils ont signé avec leur médecin référent un contrat qui reprend les différents points du règlement: ne pas consommer d’alcool ou de drogues illicites; accepter de se prêter à des contrôles avec des éthylotests, accepter l’inventaire de leurs affaires personnelles, remettre leurs médicaments à l’infirmerie, pas de télévision dans les chambres, tabac uniquement dans les zones autorisées; pas de visites ni de sorties pendant 48 ou 72heures.

Dès son arrivée, le patient se met en pyjama, il fait l’objet d’un bilan somatique complet. Un bilan psychologique et social est également dressé, avec des balances motivationnelles: on reprend sans cesse les arguments pour arrêter de boire, les arguments pour continuer. Les arguments du patient bien évidemment.»

Après trois jours, les sorties sont possibles, accompagnées, dans le jardin de Paul-Brousse. Et le deuxième week-end, une permission est envisageable, qui fait l’objet d’une négociation. Le patient reçoit un traitement à base notamment de benzodiazépines et de vitamines. Sont proposées des séances de kinésithérapie, de réflexologie, de relaxation ou de gymnastique.

Des ateliers esthétiques sont animés par des aides soignantes, pour traiter les atteintes narcissiques. Des groupes de parole accueillent plusieurs patients. Des jeux de rôle permettent de tester leurs stratégies d’évitement de l’alcool. Et naturellement, «tout ce programme est à la carte», insiste l’interne. Nous ne sommes pas un service sous contrainte. Sans relâche, les entretiens motivationnels sont donc menés, qui donnent, au jour le jour, quasiment heure par heure, la possibilité de continuer le sevrage.

Ou de l’interrompre. «Parfois, ça devient trop difficile, explique Marie Lecacheux. Mais alors, quand ils sont happés par autre chose, c’est l’hospitalisation qui s’interrompt, pas le suivi. Avec le patient, on convient que ce n’était pas le bon moment; et on reprend date pour la consultation.»

Un suivi pendant plusieurs mois.

Lorsque le contrat a pu être mené à son terme, ce sevrage sur 21 jours ne peut encore être considéré comme la guérison. Le Dr Benyamina considère que c’est à partir du cap des six mois que l’on commence à être raisonnablement optimiste. Le suivi du patient va donc se poursuivre pendant plusieurs mois. A nouveau, les modalités sont à la carte : rendez-vous en ambulatoire, prise en charge en hospitalisation de jour, ou postcure dans un établissement extérieur, pour une durée qui varie de un à trois mois. A l’issue encore, la consultation reste ouverte. Des thérapies de groupe, cognitives et comportementales, permettent de travailler sur l’affirmation de soi, la prévention des rechutes, des thèmes de débat sur le bonheur, la guérison, la famille, etc.Certains patients fréquentent les groupes assidûment, pendant plusieurs années. C’est libre et gratuit, avec, là encore, un règlement : ne plus consommer, s’écouter sans s’interrompre, parler en son nom et seulement en son nom, observer une totale confidentialité. Au fil du temps, des liens se nouent. Quand l’un des participants manque, les autres prennent de ses nouvelles. «C’est primordial pour les patients de puiser mutuellement dans leurs expériences, de s’échanger leurs stratégies d’abstinence, souligne l’infirmière. Dans ces groupes, ils se sentent compris et responsables.»

«Les relations médecins-malades sont compliquées, note Marie Lecacheux. En psychiatrie, c’est probablement plus facile de faire face à un psychotique qui délire et que l’on sait apaiser dans un cadre précis. Alors que, en addictologie, nous voyons bien que tout le monde peut être un jour concerné. Nos patients nous ressemblent. Le risque est toujours présent de les rejeter en répétant et en aggravant leur sentiment d’exclusion.»

«C’est d’autant plus délicat à vivre, ajoute Eric Lefort, cadre infirmier responsable de l’hospitalisation, que nous avons affaire à des personnes blessées, promptes à rechercher nos propres failles, à transférer le sentiment de culpabilité.»

Culpabilité, honte, on y revient toujours. Les membres de l’équipe de Paul-Brousse estiment que le carcan de la stigmatisation sociale, ces dernières années, s’est un peu desserré. Peu à peu, le jugement moral cède à une approche plus médicale. Mais des habitudes tenaces résistent : le terme de désintoxication, par exemple, choque médecins et soignants : «Comme si nos patients s’intoxiquaient et choisissaient d’être suicidaires, proteste Colombe Delacotte, alors qu’ils ont envie de vivre et que l’alcool est devenu leur moyen de survie.» «Il est vrai, note le Dr Amine Benyamina, que si l’addictologie commence à avoir pignon à l’université, beaucoup de travail reste à accomplir, en particulier dans le domaine de la formation initiale, où nous ne disposons que d’une heure ou deux d’enseignement.»

C’est évidemment insuffisant pour aborder toutes les thématiques d’une discipline très interactive, qui met à contribution somaticiens et psychologues, au sein d’une file active qui marque des points contre la maladie alcoolique.

* Editions Solar, 223 pages, 18,90 euros.

La prise en charge passe notamment par des thérapies de groupe

> CHRISTIAN DELAHAYE

Source : lequotidiendumedecin.fr: 8091