TRANSFERT de tâches ou délégation de compétences, délégation de tâches ou transfert de compétences. Les mots sont interchangeables, qui permettent de n’inquiéter personne mais l’idée surgit régulièrement sur le devant de la scène depuis une dizaine d’années : pour boucher à court terme (ce que ne permet pas une hausse du numerus clausus) les trous de la démographie médicale, pourquoi ne pas permettre à d’autres professionnels de santé d’accomplir des actes jusque-là réservés aux seuls médecins ?
Sur le papier, la solution est simple et logique. Dans la pratique, c’est une autre paire de manches et pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’elle redessine les clôtures de prés carrés délimités de très longue date. En matière de compétences médicales, les professionnels étant souvent jaloux de leurs prérogatives, déplacer les bornes ne se fait pas sans heurts. Les médecins, même submergés de travail, même issus de spécialités dites « sinistrées », n’envisagent pas toujours sereinement la fuite d’une partie de leur travail vers le monde paramédical. Lequel s’interroge aussi : comment va-t-il être formé, quelle sera son niveau de responsabilité (y compris devant la justice) ? Le ministre de la Santé, Xavier Bertrand, a parfaitement pris la mesure de ces multiples réticences : en présentant en janvier dernier son plan de lutte contre les déserts médicaux, il a pris des pincettes pour annoncer des expérimentations dans ce domaine. Choisissant ses mots avec soin, il a soigneusement parlé de délégations de «tâches» et non de « compétences ».
Au-delà des questions de principe, la démographie des professions paramédicales fait obstacle aux projets de « translation ». Car sur qui envisage-t-on de reporter des actes ? Les infirmières (spécialisées ou non) en premier lieu, mais aussi les manipulateurs en radiologie, les orthoptistes. Autant de métiers qui connaissent eux aussi des problèmes de démographie (effectifs insuffisants et/ou répartition géographique tout aussi déséquilibrée que celle des médecins). Du coup, déléguer du travail à des professionnels... qui parfois n’existent pas se révèle ardu. Sauf que, durée des études oblige, on va redresser plus vite la démographie paramédicale que la démographie médicale. Selon les dernières projections de la Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, au ministère de la Santé), à politique de formation inchangée, il y aura en France en 2025 10 % de médecins de moins qu’aujourd’hui, mais 45 % d’infirmières en plus, 50 % de kinés en plus et 25 % de sages-femmes en plus. Cette nouvelle donne favorisera des transferts qui vont jusqu’à maintenant un train d’escargot.
Ce ne sont pas, pourtant, les propositions qui manquent. L’article 34 du dernier Plfss (projet de loi de financement de la Sécurité sociale, voir ci-dessus) n’est que le dernier avatar d’une longue liste. Rétrospective.
Les délégations de tâches des médecins aux paramédicaux ont leurs champions en France depuis la fin des années 1990. Les doyens, l’Ordre et la communauté hospitalière en ont fait une solution commune aux problèmes de la démographie médicale dans une lettre adressée en 2000 à leur ministre de tutelle Martine Aubry. Un an plus tard, le Pr Guy Nicolas a donné à cette idée ses lettres de noblesse dans le deuxième rapport qu’il a consacré à la démographie médicale. Puis, en 2003, c’est le Pr Yvon Berland qui défend cette cause dans un rapport remis à Jean-François Mattei, alors ministre de la Santé. En 2004, l’affaire prend un tour plus sérieux : la Cnam (Caisse nationale d’assurance-maladie) se déclare favorable à des transferts des ophtalmos vers les orthoptistes et, surtout, le tout neuf Observatoire de la démographie des professions de santé rend de premières conclusions sur le sujet ; la loi de santé publique du 13 août ouvre la voie aux expérimentations.
Nouveau palier il y a dix mois : un volet spécifique du plan démographie, mis en oeuvre par l’actuel ministre de la Santé, concerne les transferts de tâches. L’opération se solde, une nouvelle fois, par... des expérimentations. Le nombre des sites engagés s’étoffe (on passe de cinq à dix ; le test prendra fin le 30 mars 2007. Très encadrées sur le fond, les expérimentations donneront en outre lieu à une recommandation de la HAS (Haute Autorité de santé) quand elles seront terminées.
Frilosité.
Même si un coup d’accélérateur a été donné ces derniers mois, la France se singularise tout de même par sa très grande frilosité. Ailleurs, en Europe, sur le continent américain et même en Australie, on a en effet recouru de longue date au transfert de compétences. L’Australie, précisément, a inventé, il y a près de dix ans, le concept d’« infirmières praticiennes ». Au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Grèce, en Norvège, aux Etat-Unis, au Canada..., les manipulateurs radio peuvent réaliser des examens d’échographie. Depuis plus de trente ans, des infirmiers spécialisés pratiquent des endoscopies digestives aux Etats-Unis et, en néphrologie, les « nephrology nurse practitioners » accomplissent de nombreuses tâches en dialyses. Terrain privilégié du transfert de compétences, l’ophtalmologie, où les solutions retenues sont diverses : c’est au Royaume-Uni que cette spécialité a le plus délégué à des auxiliaires médicaux (des optométristes) ; en Allemagne, les ophtalmos ne réalisent que 60 % des examens oculaires.
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