LE MILIEU du XVIIIe siècle constitue la matrice historique, la généalogie de l'idée de progrès. Les penseurs des Lumières, en particulier Rousseau et Turgot, mettent en évidence la perfectibilité de l'homme, tout en prévenant que ce mouvement peut être à tout instant cassé, par exemple par les conflits liés à l'instauration de la propriété.
Les immenses synthèses vectorielles du XIXe siècle, préparées par la marche hégélienne de l'Esprit absolu se trouvant enfin, vont installer l'idée d'une évidence d'un progrès indéfini. Comme le note l'historien des idées Taguieff, «chez Saint-Simon et Comte, ainsi que dans les grandes philosophies de l'histoire, la vision grandiose d'une marche infaillible de l'humanité vers sa perfection finale, selon des âges successifs, s'offre comme une évidence exaltante».
Bougisme.
Car la croyance au progrès ne peut être, bien sûr, qu'un « méliorisme ». L'amélioration n'a pas de limites, elle est exponentielle, comme l'indique toute une polyphraséologie : «Nous sommes sur une route qui est elle-même en mouvement», dit Teilhard de Chardin, bon apôtre de ce que Taguieff a déjà épinglé comme un « bougisme » généralisé. A ce monde emporté par une perpétuelle vague salvatrice et euphorisante ne peut répondre qu'un sentiment : l'espoir.
Il faut tout de même évoquer l'essor fantastique des sciences et des techniques, le confort quotidien qui en résulte – «la société doit être un vaste atelier», disait Saint-Simon – et il n'est pas nécessaire d'avoir la tête perdue dans les nuées pour prendre conscience du confort, du mieux-être apporté par cet essor. Aussi l'auteur exagère-t-il un peu en écrivant : «Cette volonté d'être optimiste malgré tout et ce parti pris en faveur d'un avenir meilleur ne dérivent pas d'un savoir vérifié.»
Mais l'essentiel est, selon lui, ailleurs. Cette mystique du progrès se voit battue en brèche par les convulsions résultant de la Première Guerre mondiale, et inexorablement reprise en main par le déclenchement de la révolution bolchevique.
Le communisme aurait, selon Taguieff, détourné l'esprit progressiste à son profit, l'étouffant dans un mélange d'exaltation du prolétariat comme incarnation du bien, une utopie d'âge d'or à retrouver, un messianisme laïc d'humanité enfin réconciliée avec elle-même dans une société sans classes. C'est au nom du progrès que pourra s'établir au XXe siècle l'une des pires dictatures, c'est sous l'égide d'un gentil évolutionnisme que s'installera la Terreur.
Permis de haïr.
La lutte contre le nazisme permet de faire un pas de plus, l'antifascisme devient l'idéologie découlant du triomphe soviétique sur la bête immonde. Au mythe prométhéen qui fait de l'homme un maître et possesseur de la nature, se substitue, selon l'auteur, l'invention du mal politique absolu : le fascisme, produit d'une lecture manichéenne permettant de désigner son ennemi, l'autre, le réac.
Ceci est impeccablement résumé par les lignes suivantes : «A travers bien des avatars, le progressisme, né dans l'enthousiasme pour les Lumières, a fini par devenir une nouvelle orthodoxie et, à travers son instrumentalisation par le totalitarisme communiste, une doctrine de haine doublée d'un permis de haïr avec bonne conscience. Bref, une machine à fabriquer des ennemis absolus.»
En se rapprochant de notre époque, cet antifascisme devient «l'opium des intellectuels», selon la formule célèbre de Raymond Aron, il incarne pour les mouvements gauchistes, à partir du milieu des années 1970, un pur instrument d'intimidation.
Eclairant avec soin les mouvements d'une extrême-gauche dite plurielle qui a trouvé dans le communisme des structures d'accueil, Taguieff fait habilement le lien entre l'antilibéralisme, l'anticapitalisme et les débordements antiaméricains et antisionistes qu'ils libèrent. On change d'ennemis mais on peut s'adonner aux joies de l'amalgame : le fascisme, c'est maintenant G. W. Bush et les Etats-Unis ou le «colon sioniste». Nos amis sont nécessairement « palestino-progressistes ». Cela nous vaut pas mal de pages mordantes où, évoquant les récents débats autour de l'immigration, les nombreuses convergences entre l'extrême gauche et l'extrême droite sont bien mises en évidence.
De ce livre foisonnant d'analyses, et parfois un peu étouffant par l'accumulation de ses références et citations, sortent beaucoup d'interrogations. Entre autres, celle-ci : le succès des thèmes d'extrême gauche, mesuré en ce moment en termes de pronostic électoral, semble plutôt limité. La résistance de la gauche traditionnelle au libéralisme ne semble pas très violente. Au cours des récents affrontements, nous avons très peu entendu voler l'infamante épithète « fasciste ».
« Les Contre-Réactionnaires. Le progressisme entre illusion et imposture », de Pierre-André Taguieff, Ed. Denoël, 620 p., 28 euros.
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