LE QUOTIDIEN
Etes-vous aujourd'hui en mesure de tirer les leçons de la crise sanitaire engendrée par la canicule ?
Pr GILLES BRUCKER
Il faudra attendre les conclusions des rapports d'experts pour tirer tous les enseignements, mais nous pouvons dès maintenant dégager un certain nombre de leçons à partir de données fragmentaires importantes. En premier lieu, force est de constater que ce qui nous a manqué cruellement, c'est un véritable modèle prédictif. Un modèle capable de nous renseigner sur l'ampleur du phénomène. Personne n'a été en mesure de nous fournir une indication quant au niveau historique des conséquences de la catastrophe. Il nous faut donc un plan qui soit susceptible d'intégrer les phénomènes climatiques aberrants, pas seulement de type caniculaire, pour exercer une surveillance sanitaire en la matière. Nous nous employons avec Météo France à construire un programme d'alerte, avec des indicateurs de risques climatiques. Bien sûr, je m'interroge personnellement sur la possible répétition d'un tel phénomène, ainsi que sur les interactions avec la pollution atmosphérique.
L'autre élément qui nous a manqué, c'est un plan pour agir. L'alerte n'a d'intérêt que pour déclencher un tel plan. Dans le cas présent, il y aura eu tout à la fois défaut d'alerte et défaut de plan.
La barre des 25 degrés nocturnes
Quand et comment avez-vous été informé de l'émergence du problème ?
Le 6 août, par la direction départementale de l'Action sanitaire (DDASS) du Morbihan, qui nous a signalé trois décès avec une source commune, les coups de chaleur. C'est alors que l'on a commencé à s'agiter. Les 6, 7 et 8 août, quelques données extraordinairement éparses ont commencé à s'accumuler. Mais sans que l'on soit en mesure d'apprécier l'ampleur de la catastrophe. Celle-ci a atteint son paroxysme lors du week-end des 9-10 août et du lundi 11. Au cours de ces trois nuits, les températures minima nocturnes sur Paris ne sont pas descendues sous la barre des 25 degrés.
Ces 25 degrés nocturnes ne constituent-ils pas un seuil critique qui aurait dû permettre de déclencher l'alerte ?
En effet, au-dessus de ce seuil, la récupération est compromise. C'est là un phénomène métabolique majeur. Mais les médecins ne sont pas formés sur ce point, ils l'ignorent le plus souvent.
Vous voulez dire que les médecins, quand ils étaient présents, ont été désemparés face à la catastrophe ?
L'intervention médicale était nécessaire. Mais pour faire quoi ? Dire dans ces cas-là aux personnes âgées et fragiles qu'elles doivent boire et se rafraîchir, cela relève-t-il d'une intervention spécifiquement médicale ?
En outre, ces conseils de pur bon sens ont-ils des chances d'être entendus ? Nous, les adultes en bonne santé, nous nous sommes levés ces nuits-là plusieurs fois pour aller nous hydrater. Mais comment la personne fragile, isolée et désorientée trouvera-t-elle la ressource de se lever pour aller boire ? Se pose alors crucialement la question de la prise en charge basique de cette personne seule.
Le médecin ne peut pas tout faire. Si elle ne s'inscrit pas à l'intérieur d'un plan d'intervention qui intègre le phénomène de l'isolement, l'action du généraliste est vouée à l'échec.
La question de l'échec s'est également posée dans les institutions.
Plus de la moitié des personnes hospitalisées en urgence et décédées venaient en effet d'institutions. Donc de lieux dédiés à la prise en charge des personnes âgées. Aurait-il fallu y déclencher l'alerte ?
Sans doute auront manqué à ces établissements des locaux climatisés. Il ne s'agit pas de les climatiser intégralement, mais de prévoir systématiquement une grande salle où les pensionnaires pourront venir se rafraîchir. Ces locaux réfrigérés, les personnes hors institution les ont d'ailleurs spontanément fréquentés en se réfugiant en grand nombre dans les grands magasins, ou dans les salles de cinéma.
Pathologies sous-jacentes
Quelles autres pistes proposez-vous ?
Il convient d'entreprendre une vaste réflexion sur les pathologies sous-jacentes et, en particulier, sur les médicaments. La prise de neuroleptiques ou de diurétiques lorsque les conditions climatiques extrêmes perturbent le métabolisme devrait incliner à la prudence et conduire à modifier les schémas thérapeutiques. Il serait naturel de réduire les posologies quand la température dépasse 40 degrés. Mais cela, quel médecin le sait ? Quelle notice en porte la mention ? Voilà un travail qu'il reste à documenter.
Pour en revenir à l'alerte, quelle place doit incomber aux libéraux et aux services d'urgences ?
Dans cette crise, le réseau des médecins généralistes n'a pas marché. Pour une raison simple : si on ne prévoit pas, ça ne marche pas. Or, si nous disposons de réseaux sentinelle qui fonctionnent remarquablement bien, par exemple autour des épidémies de grippe, rien ne va plus sans la capacité d'identification des phénomènes anormaux.
Il faut donc créer les modalités pour que les intervenants de première ligne que sont les médecins libéraux puissent contribuer à la veille sanitaire. Sans eux, sans l'ancrage sur le terrain qu'ils réalisent, pas de démarche de santé publique digne de ce nom. Il nous faut donc motiver ces médecins pour obtenir leur participation active. Certes, ils sont déjà très sollicités par les tâches administratives. Leur motivation passe sans doute par des moyens informatiques appropriés.
Pour ce qui est de l'alerte en provenance de tous les systèmes d'urgence, beaucoup reste à faire. Nous avons été prévenus au tout début des événements par une seule DDASS, alors que ce sont toutes les DDASS qui auraient dû nous contacter dès le 6 août. Les outils doivent être mis au point pour que, par exemple, les pompiers n'alertent pas que le seul ministère de l'Intérieur, comme c'est aujourd'hui le cas, mais aussi, à chaque fois, le ministère de la Santé.
Responsabilité
A la différence du Pr Abenhaim, vous n'avez pas présenté votre démission. Pourtant, l'alerte n'a pas mieux fonctionné que la gestion de crise.
Je m'élève contre la critique qui nous a été faite de ne pas avoir dit que la chaleur allait tuer. Dire que l'absence d'alerte a été à l'origine de la catastrophe constitue une inacceptable présentation des événements. Et j'insiste sur le fait que sans programme d'intervention ad hoc, un plan de surveillance et d'alerte, ça ne sert à rien !
Comme dans beaucoup d'affaires médicales, il convient de faire la distinction essentielle entre le principe de responsabilité et le principe de culpabilité. Personnellement, je me sens responsable du fait qu'aucun des outils à notre disposition ne permettait de prévoir la catastrophe. En matière de veille sanitaire, la question qui m'a toujours taraudé, ce n'est pas tant celle de savoir ce que l'on surveille que tout ce que l'on ne surveille pas.
Cela dit, dans cette épidémie catastrophique, l'InVS n'a nullement failli dans l'interprétation des données, ni dans leur transmission. C'est pourtant la première fois, depuis sa création en 1998, que l'agence est violemment mise en question par sa tutelle. Ma démission ne m'a pas été demandée pour autant. Je pense qu'elle n'aurait pas été pertinente. Aujourd'hui, avec tous les médecins, il nous faut certes nous interroger sur la défaillance de l'alerte, mais aussi sur la question beaucoup plus générale du fonctionnement de notre système de santé.
Rappelez-vous l'épidémie de SRAS : j'avais alors mobilisé des moyens considérables, vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant trois mois, contre ce risque complètement nouveau que la presse internationale présentait sous un jour terrifiant. On nous a ensuite reproché d'en avoir trop fait. Aujourd'hui, c'est le reproche inverse que l'on nous adresse. Il en est de la veille sanitaire comme du traitement d'un malade : on ne gagne pas à tous les coups.
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