«A GEORGES-POMPIDOU, tout est ouvert, décloisonné, fluide, place au bois, aux tonalités acidulées entre bleu et jaune, aux matériaux futuristes étanches et faciles à entretenir, écrit dans son livre « Comme un éléphant blanc »*, avec des accents presque lyriques, le Pr Alain Deloche. Suivons donc le guide : «Je monte au premier par un ascenseur qui me précise, de façon sonore, l’étage demandé... une commodité pour les malvoyants. Je parcours près de soixante-dix mètres de couloir pour rejoindre l’espace des bureaux. Aucun bruit, car la moquette bleu foncé absorbe les décibels, comme le luxe stéréotypé des hôtels pour hommes d’affaires. Dès mon arrivée, je sais qu’une petite caméra, déclenchée automatiquement à mon passage, transmet mon image au central de sécurité. Parvenu dans mon vaste bureau, mon premier geste consiste à allumer l’ordinateur... Nous sommes ici au royaume de la technique! L’irruption de l’informatique bouleverse le mode de prise en charge des patients, le stockage des images et des radios. Le logiciel gouverne les rendez-vous et les conséquences de cette informatisation se révèlent parfois surprenantes, avec des examens prévus dans le passé ou, au contraire, renvoyés à un futur très éloigné. Je possède mon code secret pour accéder au dossier de chacun de mes opérés. La circulation de l’information se fait rapide, efficace. Je peux transmettre tout le dossier à un autre hôpital, converser en ligne avec un médecin au bout du monde... les courriels transmis d’un clic remplacent téléphones et entretiens.»
Plus qu’un changement, une mutation.
Dans son livre comme lors de notre entretien, le cardiologue évoque l’Hegp sans complaisance, ni charabia technocratique. «C’est vrai, convient-il, que le passage de l’antique hôpital Broussais à Georges-Pompidou a été bien plus qu’un changement, une mutation dans l’acception génétique du terme, qui a bouleversé l’approche de l’hôpital. C’est un établissement qui se définit avant tout par son plateau technique: l’imagerie avec deux ou trois IRM, un laboratoire de biologie énorme entièrement robotisé. Pour exploiter au mieux ce plateau, on doit aller de plus en plus vite et privilégier l’hospitalisation de jour.»
L’autre mutation technologique réside dans l’introduction systématique de l’informatique et de l’automation. Au bloc, où l’informatique gère par exemple les circuits d’oxygène, dans les tâches hôtelières, ce sont des chariots télécommandés qui accomplissent le portage des repas. De même, le sang est acheminé par de petits containers qui sont guidés sur des rails jusqu’au bloc depuis la banque du sang.
Alors, dans ces conditions hypertechnologiques, quid de la dimension humaine traditionnellement attachée à l’acte médical ? Le Pr Deloche ne cache pas qu’ «il y a un danger réel de casser le lien humain, y compris au sein des équipes, où l’on ne s’appelle plus, on “s’e-maile”. Au passage aussi, la dimension sociale et humanitaire attachée à l’hôpital est mise à mal: étant donné la nécessité de rentabiliser absolument le matériel hypercoûteux, comment voulez-vous que l’on puisse accueillir encore le patient isolé qui souffre d’un mal de tête, de surcroît atteint d’un Alzheimer? Il faut repenser la notion d’hôtel-Dieu. Certes, le phénomène n’est pas nouveau. Dès Broussais, on avait décidé de supprimer l’intitulé “la charité” qui était accolé au nom du CHU. La charité était déjà de trop!».
Au passage, l’équipe soignante est atomisée : «Vous ne pouvez plus savoir qui vous prend en charge.» Le changement est d’autant plus notable pour quelqu’un qui se réclame de l’ancienne école. «Avant, raconte le Pr Deloche, les anciens de Broussais se réclamaient de la même famille. C’est fini.»
Des manques flagrants.
A ce reproche côté excès viennent s’ajouter des griefs sur des défauts de modernité. Dans son livre, Alain Deloche les énumère : «Hegp souffre de manques flagrants, comme l’absence insensée d’un service de neurochirurgie, au motif qu’on manquait de place, l’absence ahurissante d’héliport (en raison de règlements aériens qu’on aurait dû contourner), l’absence d’un hôtel voisin pour accueillir les familles et l’absence proprement scandaleuse de bâtiment dévolu à la recherche. D’autres lacunes demeurent, par exemple pour l’hôtellerie. Vous ne pouvez pas demander une chambre à deux lits, il n’y a que des chambres à lit unique. Certaines insuffisances sont la rançon paradoxale du progrès: l’hôpital moderne se doit d’être apaisant et silencieux; or, isolés dans leurs chambres individuelles où ils s’ennuient, certains malades, j’en ai surpris, inquiets de ne plus entendre aucun bruit en raison de la qualité de l’insonorisation, entrebâillent la porte de leur chambre. Ils se demandent s’il y a quelqu’un dans le service!»
Toutes ces critiques, après six ans de fonctionnement dans cet univers futuriste et high-tech, ne feront quand même pas dire au chef du département cardiologique d’Hegp, qu’il a la nostalgie de Broussais, de ses petits pavillons de brique entourés de jardinets, de ses vieux ensembles rénovés et restaurés, petite ville d’histoire et de mémoire médicale, hantée par les fantômes de Pasteur Vallery-Radot, Paul Milliez et Charles Dubost, cimetière des éléphants ! Le temps des psychothérapies de groupe pour prendre en charge les problèmes psychologiques des équipes qui regrettaient l’ancienne structure est révolu. Et même, à certains égards, Hegp a vieilli et il est temps de penser aux structures hospitalières de la suite du millénaire. Des ensembles encore plus gigantesques ? «En fait, rectifie le Pr Deloche, c’est une erreur de dire qu’Hegp, avec ses 870lits et ses plateaux techniques, soit une énorme structure. Si l’on se place à l’échelle européenne, nous sommes plutôt bas de gamme: l’hôpital de Munich aligne 3000 lits, celui de Milan 2500, sans parler des monstres que vous voyez aux Etats-Unis. Georges-Pompidou usurperait presque à cet égard son intitulé européen, étant donné la libre circulation des malades qui se profile à l’horizon, avec des patients qui arrivent du Luxembourg, d’Allemagne, etc. Un hôpital européen serait mieux situé, de ce point de vue, à Strasbourg et un hôpital francilien à Marne-la-Vallée, avec un centre de gravité démographique de la région parisienne qui se déporte à l’Est.»
Le Pr Deloche comme ses pairs, après avoir fait leur deuil des multicentenaires de Laennec, Broussais et Boucicault, attendent à présent l’hôpital encore plus nouveau, un peu plus grand, un peu décentralisé, avec les moyens de communication modernes. Il est vrai que tout est relatif : «L’an dernier, je faisais faire la visite à des Américains venus de l’hôpital ultra-technologique de San Diego, raconte-t-il ; ils ne dissimulaient pas leur étonnement devant nos équipements informatiques, mais lorsqu’ils sont entrés dans une chambre et n’y ont pas vu le computer, ils ont exprimé leur étonnement qu’il n’y ait pas au lit de chaque malade un ordinateur, comme chez eux, où la prescription est entièrement automatisée et informatisée.» L’Hegp n’a pas six ans que d’aucuns, déjà, le regardent comme un établissement qui date.
* « Comme un éléphant blanc. Agir à coeur ouvert… », éditions Michel Lafon, 440 pages, 20 euros.
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