Un chercheur, une vie
Claude Hannoun ne croit pas à la prédestination. Mais cela ne l'empêche pas de s'amuser encore des clins d'il que lui a adressés le hasard, ou le destin, comme on voudra : c'est ainsi que ce fils de fonctionnaire des impôts est né huit ans après la mort de l'un de ses oncles, dont il porte le prénom ; un oncle emporté dans l'épouvantable pandémie de grippe dite espagnole, qui fit 30 millions de victimes de par le monde en l'espace de quelques mois, au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Quand, vingt ans plus tard, tout jeune étudiant, il fait son entrée à l'Institut Pasteur, son maître lui annonce : « Vous allez devenir immunologiste, je vais vous présenter au Pr Laporte, votre chef de service ». Mais le Pr Laporte s'est justement absenté. Du coup, changement d'orientation et de programme : il se retrouve au laboratoire qui travaille sur la grippe. Il ne sera pas immunologiste, mais virologue.
Et encore une vingtaine d'années après, troisième coup du sort : à Téhéran, où se tient le troisième congrès de médecine tropicale, en septembre 1968 dans la capitale iranienne, le déjà renommé professeur est tout à coup secoué de violents frissons. Il est le premier Français à être touché par la troisième grande pandémie de grippe du XXe siècle, la grippe de Hong Kong, qui frappera l'Hexagone un an plus tard et fera 40 000 morts.
Leçon de choses
« Disons simplement que le hasard fait bien les choses », sourit-il en évoquant ces événements. Ne comptez pas sur lui pour aller chercher dans les philosophies ou les religions une explication transcendale au cours naturel des choses.
Les choses, il les a toujours regardées en scientifique. Le déclic sera constitué par une « leçon de choses », comme on dit alors, en 1936. Le petit Hannoun a 10 ans et est élève au lycée Buffon, dans le 15e arrondissement de Paris. Les « loisirs dirigés » que le ministre de l'Education du Front populaire, Jean Zay, vient d'instituer, lui permettent de suivre dans les bois de Meudon et de Verrière un naturaliste de la vieille école, auteur d'un ouvrage de référence, « le Petit Peuple des ruisseaux ». « Il nous a fait découvrir les papillons, les coléoptères et les hannetons, pêché les tritons dans les les mares, se souvient-il. J 'étais sous le charme, littéralement fasciné. La révélation fut double : celle du monde de la nature et celle de l'enseignement et de son charisme particulier. »
Somme toute, ces deux découvertes scelleront tout à la fois son destin de scientifique et de professeur.
« Ce n'est pas par hasard qu'il a été parmi les tout premiers, dans les années soixante-dix, à marier science et écologie, en intitulant son service unité d'écologie virale, relève le Dr Jean-Claude Manuguerra, chef de l'unité de génétique moléculaire des virus respiratoires à l'Institut Pasteur. A cette époque-là, sa démarche faisait rire dans les petits mondes scientifiques à la mode où l'on se piquait surtout de biologie moléculaire. »
« C'est vrai, confirme un autre de ses anciens élèves, le Pr François Rodin, directeur de l'unité d'écologie des systèmes vectoriels, toujours à l'Institut Pasteur, Claude Hannoun a réussi à être un virologue hors pair en mêlant étroitement l'activité labo avec le travail de terrain. Ce remarquable épidémiologiste abordait ses recherches avec un esprit de naturaliste. Pour ce faire, il constituait des équipes aussi pluridisciplinaires que motivées, où il avait à cur de laisser une très grande liberté, une confiance totale à ses collaborateurs. La biologie moléculaire, dans tout cela, n'était qu'un outil. Jamais un but. »
C'est cet état d'esprit qui porte assurément la marque de Claude Hannoun. Une marque de succès : en 1948, il isole la première souche grippale en France, avec René Panthier et Geneviève Cateigne (souche D48). « Aujourd'hui, un événement pareil ferait les manchettes des journaux, mais à l'époque, hormis une note que j'ai faite à l'Académie des sciences, c'est passé totalement inaperçu », constate-t-il.
Dans la foulée, il met au point le vaccin qu'il fabrique en inoculant des ufs de poule sur sa paillasse, et lance la première unité de production, dans un château du Périgord qu'a hérité l'Institut Pasteur.
Une extraordinaire aventure en Camargue
En 1957, alors qu'il travaille sur les arbovirus, c'est lui qui est le premier Européen à retrouver le sérum du virus West Nile sur des oiseaux. « Nous avions monté une expédition en Camargue, avec des entomologistes, des ornithologues et des biologistes. Cette extraordinaire aventure nous a permis de découvrir le premier foyer d'infection, avec deux cas humains déclarés, dont l'un parmi les membres de l'équipe de Pasteur. » Lui-même sera infecté, mais ne contractera pas la maladie.
Les mêmes modes opératoires, Claude Hannoun les mettra en uvre un peu plus tard, à partir de 1976, sur la côte picarde. Le propriétaire d'un vaste domaine, Michel Janson, y crée le parc ornithologique du Marquenterre. Claude Hannoun et son équipe pluridisciplinaire débarquent en blouse blanche. « Ce n'étaient pas du tout de grands pontes qui arrivent avec la science infuse pour défendre leur chapelle, raconte Philippe Caruette, responsable du suivi scientifique du parc ; au contraire, ils nous expliquaient que les sciences de la nature forment une chaîne entre elles, à l'instar de la chaîne constituée autour du globe par les oiseaux migrateurs. »
Pressentant le rôle très particulier des oiseaux dans le cycle écologique de la grippe, les pasteuriens démontrent ainsi, au fil de leurs expéditions picardes, que les oiseaux aquatiques sauvages, et, au tout premier rang, les canards sauvages qui transitent par la baie de la Somme, sont porteurs d'une très grande variété de virus grippaux. Une veille virologique est instaurée, grâce à laquelle le vaccin va devenir « adaptatif » : « L'évolution des virus grippaux se fait soit par des mutations ponctuelles survenant lors de la réplication du virus et entraînant un phénomène connu sous le nom de glissement, explique Claude Hannoun, un phénomène particulièrement sensible chez l'homme ou encore par des réassortiments génétiques qui résultent d'infections cellulaires doubles avec deux virus échangeant des gènes et donnant naissance à des virus nouveaux. Lors du réassortiment, les gènes de deux virus parents se recombinent au hasard pour donner un jeu complet de 8 gènes. Cependant, le hasard n'autorise pas de façon égale toutes les combinaisons, comme l'ont montré les observations faites sur les réassortiments naturels entre virus aviaires. Certains gènes ont plus de chances que d'autres de se retrouver associés dans la descendance. »
Un danger permanent de déclenchement
Ces recombinaisons auraient pu se produire au cours des épisodes dits de la grippe du poulet, de 1997 et de 2000, à Hong Kong, avec la transmission à l'homme de virus aviaire. « Les conséquences auraient pu être dramatiques », estime Claude Hannoun. Ce ne fut pas le cas. Pas encore pour ces deux épisodes. « Mais la circulation rapide de virus aviaires et leurs contacts avec les virus humains représentent un danger permanent de déclenchement d'une pandémie humaine », prévient-il.
Les simulations dont nous disposons montrent qu'en France on pourrait totaliser 200 000 morts en moins de deux mois et jusqu'à plusieurs millions dans un pays comme les Etats-Unis. Car la rapidité de la pandémie nous priverait du délai nécessaire à l'élaboration d'un vaccin approprié.
Pourtant, la parade thérapeutique existe bel et bien, se désole Claude Hannoun ; ce sont les antiviraux : « Mais comme les médecins rechignent à les prescrire, ces médicaments pourtant efficaces ne sont pas produits dans des quantités qui permettraient de faire face lors d'une pandémie. »
D'où le conseil, qu'il adresse instamment aux généralistes : « Prescrivez donc des antiviraux, vous pourrez vérifier par vous-mêmes combien ils sont efficaces, avec des résultats qui interviennent du jour au lendemain. Et, ce faisant, vous nous mettrez en situation de contrecarrer la prochaine pandémie. »
Somme toute, « le plan pandémique contre la grippe, c'est un très bon modèle pour un plan Biotox, estime-t-il. Dans les deux cas, le péril est tout aussi préoccupant. »
Certains, tel le Dr Manuguerra, n'hésitent pas à considérer que, sur l'échelle des risques, la pandémie grippale est « infiniment plus inquiétante » que les actuelles spéculations sur les armes bactériologiques et virales.
La méthode Hannoun pourrait en tout état de cause être reproduite dans les scénarios élaborés contre le bioterrorisme, en s'inspirant, par exemple dans la veille sanitaire, des fameux réseaux GROG, les groupes régionaux d'observation de la grippe. « Nous avons ainsi, généraliste après généraliste, année après année, mis en place un des meilleurs systèmes de prévention au monde », se félicite le Dr Jean-Marie Cohen, qui travailla à la création, à partir de 1984, des réseaux grippe avec Claude Hannoun.
« Grâce à lui, les généralistes et les chercheurs, les pédiatres et les infectiologues ont appris à travailler la main, souligne le Pr François Rodin. Faire collaborer les uns et les autres n'est pas la moindre réussite à porter à l'actif de ce contributeur primordial. »
Le nom de « Monsieur Pasteur »
L' « ouverture à l'interdisciplinaire, qui allie disponibilité et simplicité plonge sans doute dans les traditions pasteuriennes », note le Dr Manuguerra. Des traditions aujourd'hui plus que séculaires. Dans l'histoire de l'Institut, avec plus de cinquante ans de collaboration, c'est Claude Hannoun qui détient le record de longévité. « Quand j'ai décroché ma première bourse à Pasteur, à dix-neuf ans et demi, en septembre 1945, confie-t-il, l'Institut offrait un paysage bucolique vraiment charmant, avec ses grands jardins, ses immenses écuries avec une cinquantaine de chevaux. En fait, sous ses dehors champêtres, la recherche y était à l'état de ruines. Nous touchions des salaires de misère. Beaucoup des nôtres étaient des rentiers qui menaient leurs travaux à titre quasiment bénévole. La virologie n'existait pas, la bactériologie balbutiait. On pensait que les virus étaient de toutes petites bactéries... Alors, on entrait à Pasteur comme on entre dans les ordres, pour un sacerdoce scientifique. On évoquait avec déférence le nom de "Monsieur Pasteur". »
La recherche comme humanisme ? « Sans aucun doute, confirme le Dr Didier Basset, directeur du laboratoire de parasitologie de l'Institut Pasteur. J'étais il y a quelques mois dans un village du Burkina Faso avec Claude Hannoun, qui milite dans une association de tourisme solidaire, raconte-t-il. Il fallait le voir, lui l'expert de l'OMS en charge des maladies virales, en grande discussion avec le vieux tradipraticien du village, les deux hommes herborisant de concert et partageant leurs vues sur la médecine. Belle leçon d'ouverture d'esprit et d'humilité ! »
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