Pourquoi avez-vous accepté de présider ce symposium sur le problème de la vérité dans les sciences ?
JEAN-PIERRE CHANGEUX
L'administrateur du Collège de France, Jacques Glowinski, m'a chargé d'organiser des conférences multidisciplinaires qui coïncident, chaque année, avec la rentrée universitaire et qui ont pour but de renforcer la collaboration et les interactions entre collègues, mais aussi, et surtout, pour débattre avec le public et les auditeurs de sujets d'intérêt commun. Cette année, le thème qui a été choisi est la vérité dans les sciences.
Le titre lui-même a donné lieu à débat. Y a-t-il une vérité ? Les sciences arrivent-elles à des vérités objectives et définitives ? Il y a là tout un ensemble de questions qui méritent une réflexion multidisciplinaire. Ce thème de débat - existe-t-il une vérité dans les sciences ? - a été accepté par le comité d'organisation, que je préside, et qui inclut des personnalités aussi diverses que Pierre Bourdieu (sociologue), Jacques Bouveresse (philosophe), Philippe Descola (anthropologue), Roger Guesnerie (économiste), Serge Haroche (physicien), Roland Recht (historien d'art).
Nous souhaitons privilégier une vision critique sur les critères de vérité en sciences. Qui décide qu'une proposition scientifique est vraie ou ne l'est pas ? Pour ma part, je pense que seule la recherche scientifique nous permet d'accéder à certaines formes de vérité. Ni la religion, ni la philosophie, ni l'art ne conduisent à des vérités d'objectivité. Mais cela reste une opinion qui peut être débattue et c'est ce pourquoi le colloque est fait.
Oui, le paradoxe philosophique consiste à dire que plus on progresse dans la connaissance objective, plus on acquiert de sagesse. La notion de sagesse est difficile à définir d'un point de vue scientifique. Sa visée est différente : elle est celle de la cohésion sociale, de l'harmonie entre individus. Son objectif est celui de l'éthique, des relations entre êtres humains. Selon moi, plus il y a de vérité entre les êtres humains, plus ils sont susceptibles de vivre en harmonie.
Une question sociale
Selon les groupes sociaux, le but de la connaissance scientifique sera-t-il différent ?
Si le but de la connaissance scientifique est de rendre visible la réalité du monde, de maîtriser cette réalité qui nous est extérieure, je pense qu'elle ne peut exister qu'au niveau universel. Cela fait d'ailleurs partie du thème que je développerai lors de ce colloque. L'objectivité de la science, et cela a déjà été dit par Karl Popper, n'est pas une question d'individus mais une question sociale qui résiste à leur critique mutuelle, à la division du travail amicale ou hostile entre scientifiques, à leur collaboration autant qu'à leurs rivalités.
Dans la connaissance scientifique, il n'y a pas simplement le fait de l'individu chercheur ou savant qui fait une découverte et qui la répand par les médias. La connaissance scientifique, c'est d'abord un débat entre scientifiques. Sans cela, il ne peut y avoir de critères d'objectivité et de vérité au niveau mondial.
Au cours de mon intervention, j'essaierai de débattre d'un modèle d'acquisition des connaissances, de mise à l'épreuve de la vérité. Certains philosophes, Spinoza, Russell notamment, s'entendent pour dire qu'une idée vraie doit s'accorder avec l'objet dont elle est l'idée. Il doit y avoir une correspondance entre les représentations que nous nous formons dans notre cerveau et les objets du monde extérieur.
Pour moi, oui. Cette représentation est première, mais elle n'est pas nécessairement valide. Il va falloir la mettre à l'épreuve de la réalité du monde. Au niveau de l'individu, une première mise à l'épreuve sera de « projeter » l'hypothèse sur le monde - en quelque sorte d'expérimenter - et de voir s'il y a ou non une réponse positive ou négative du monde extérieur. Suivant cette réponse, il y aura ou non une première validation. Il y aura intervention d'un système spécialisé de récompense. Stanislas Dehaene et moi-même avons depuis des années élaboré des modèles d'organismes artificiels qui sont susceptibles de passer ce genre de tests. Un programme d'action hypothétique est validé par le type de réponse qu'elle suscite.
La science est née avec l'agora
Peut-on être sûr de l'objectivité de cette démarche ?
Non. La validation au niveau de l'individu d'hypothèses qu'il va projeter sur le monde est une première étape. Une seconde étape sera de vérifier la cohérence interne des représentations, leur rationalité. Mais il peut y avoir des validations d'hypothèses qui sont en quelque sorte illusoires, qui peuvent paraître plausibles sans pour autant correspondre à la réalité.
Comment aller plus loin ? Je l'ai déjà mentionné : il faut que les individus mettent à l'épreuve leurs vérités individuelles par le débat critique. La science est née avec l'agora. Avant la médecine hippocratique, on pensait qu'il y avait un démon dans le médicament et que la maladie était une punition divine. La médecine hippocratique a introduit la notion de diagnostic et celle de traitement. Il y a donc eu, aux origines de la science grecque, une lutte contre l'irrationnel afin de trouver une solution qui fonctionne (ce qui relève du critère d'utilité), qui soit objective. La science est la recherche de vérités. La vérité est en quelque sorte une mise à l'épreuve constante, comme le souligne William James. Les médecins le savent d'ailleurs très bien puisqu'un traitement peut toujours être amélioré.
Une connaissance mal partagée
Cette mise à l'épreuve constante nécessite donc de se former continuellement.
Absolument. Je pense que notre conception du monde a considérablement changé par rapport à ce qu'elle était. Mais il n'est pas sûr que tous les hommes dans le monde aient reçu l'éducation suffisante pour en être avertis et, à mon avis, c'est là où se trouve le problème. Je pense qu'il n'y a pas égalité à travers le monde devant la connaissance scientifique. Elle est extrêmement mal partagée. Seules certaines sociétés et même certains groupes dans les sociétés occidentales sont à même de comprendre et d'être avertis du savoir scientifique.
Il sert d'abord aux applications technologiques qui sont considérables et dont tout le monde se sert : l'électricité, le TGV, l'Internet, l'alimentation et la santé. Le taux de mortalité infantile a considérablement diminué. Parallèlement, l'allongement de la vie ne cesse de progresser. C'est grâce à la recherche scientifique.
Un accord sur les actions acceptables
Pour vous qui avez été président du Comité consultatif national d'éthique, où placez-vous l'éthique ?
Je pense que la visée de l'éthique, c'est d'abord le respect de la personne, mais c'est aussi de faire en sorte qu'un accord se fasse entre les hommes sur les actions acceptables au niveau du groupe social et qu'une harmonie puisse exister entre les êtres humains dans la diversité de leurs croyances, de leurs expériences, de leurs motivations. Il s'agit de trouver des règles de bonnes conduites qui concilient progrès de la recherche et respect de l'individu. La démarche que j'ai suivi lorsque je présidais le comité d'éthique s'apparentait, selon moi, à la démarche scientifique : partir de données aussi objectives que possible pour réfléchir à ce que l'on peut en faire au niveau de la société.
Prenons, par exemple, la recherche sur les cellules embryonnaires : c'est sur des données aussi objectives que possible que nous pouvons réfléchir sur ce que l'on peut faire avec ces cellules, sur ce que l'on peut espérer de ces recherches pour soigner les êtres humains, soulager leur souffrance. Il s'agit d'enjeux éthiques. A mon avis, il n'y a pas, à ce niveau, de vérité, mais plutôt recherche d'une solution prudente et généreuse qui soit acceptable par le plus grand nombre.
J'attends que le débat soit animé et que chacun s'y enrichisse. Nous n'avons pas suffisamment l'occasion de nous rencontrer entre philosophes, scientifiques, anthropologues et sociologues pour discuter de ces questions, et je pense, qu'à cet égard, il s'agit d'un événement, d'une première même.
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