Le potage qui tue

Publié le 21/12/2012
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En 1973, la veille de Noël en sortant de l’hôpital où j’étais jeune interne-résident, j’avais été victime d’un accident de voiture. Je fus immédiatement transporté par le SAMU aux urgences de Raymond-Poincaré à Garches où fut diagnostiquée une luxation mineure des vertèbres cervicales.

Néanmoins on préféra me garder et je fus transporté dans le box d’une horrible salle commune. Je ne voyais pas mes voisins, mais nous pouvions communiquer par-dessus les panneaux en bois rudimentaires qui nous séparaient. Comme j’étais sanglé sur une planche de bois avec interdiction de bouger et à cause d’une pénurie de personnel en cette période de fêtes, c’est une aide-soignante « maison » c'est-à-dire handicapée moteur-cérébrale qui fut désignée pour me faire manger.

Avant que ne commence mon supplice, je distinguais déjà le rire feutré de mes voisins dans l’attente du grand gâchis final. À la première cuillère, la pauvre fille visa la bouche, mais la soupe partit dans l’œil. La seconde alla directement dans les cheveux, puis sur l’oreiller et dans le cou. Elle n’atteint jamais la bouche ! 

Je suppliais ma tortionnaire d’arrêter là le massacre. La salle était hilare ! Le lendemain, soir du réveillon, on nous amena une petite vieille qui venait de se faire renverser par une voiture. Quand la diététicienne lui demanda si elle aimait le potage aux châtaignes, elle dit un grand « OUI » avide, franc et massif. On se dit tous qu’on allait voir ce qu’on allait voir. La rigolade de noël était assurée et personne ne moufta.

Lorsque le moment fatidique arriva, contre toute attente, l’aide soignante handicapée réussit du premier coup à viser la bouche grande ouverte du grand corps maigre de cette femme ligotée comme un fagot sur son lit. Surprise, elle fit une fausse route, graillonna, râla, s’étouffa en poussant des hurlements entremêlés de cris de panique et de peur. Il fallu appeler en urgence l’interne et le réveillon qui avait déjà mal commencé pour elle se termina ce soir-là en réanimation. Les jours suivant, le potage fut supprimé des menus…

J’ai inséré cette histoire vécue dans une des nouvelles – Sanctus Medicus -de mon dernier roman « Traits au crayon noir » paru fin 2011 aux éditions Jacques FLAMENT. (scribe.monsite.orange.fr)

 

Claude Alain Planchon (médecine nucléaire)


Source : lequotidiendumedecin.fr