PRATIQUE
S'interroger
Le symptôme douloureux fonctionnel chronique peut exister chez de nombreuses personnes à structure psychique et à fonctionnement mental variés.
Avant de traiter une douleur chronique invalidante, il semble souhaitable qu'une équipe pluridisciplinaire, comprenant le médecin généraliste, s'interroge sur les raisons de sa chronicité et de son intensité extrême, se pose la question d'une éventuelle fonction économique d'une telle douleur et tente de lui trouver un sens dans l'histoire du sujet malade.
Comment une douleur banale peut-elle se transformer en une douleur démesurée invalidante ?
Quoi qu'il en soit de leur structure mentale ou de leur fonctionnement psychique, certains douloureux chroniques en arrivent au point où la douleur prend toute la place, écrasant tout plaisir à vivre, résistant à tous les efforts thérapeutiques, réduisant le malade à l'état d'invalide impuissant.
Le caractère commun à ces malades, extrémistes de la douleur, c'est l'existence d'une tension corporelle, facteur de mal-être permanent. Une lombalgique, évoquant la violence de son père qui les frappait, elle et sa mère, souligne : « Comme ma mère, je me protège depuis toute petite, dans la carapace rigide de mon corps, toujours tendu. » Une autre patiente, migraineuse, ayant également subi avec sa mère les violences de son père, nous dit : « Depuis toujours, je suis très raide, très tendue, mal dans mon corps. »
On peut souvent percevoir chez les douloureux extrêmes un excès d'excitations destructrices intérieures que le sujet s'interdit de projeter au dehors sur autrui, au nom d'un idéal de « bien » très haut placé, excitations que le sujet s'efforce de tenir et de réprimer tout au fond de son être dans cette tension corporelle constante, excitations qu'il décharge parfois dans des comportements hyperactifs, professionnels ou associatifs, hautement valorisés, et où il se dévoue corps et âme dans un don de soi qui sacrifie son autoconservation.
La tension corporelle qui fait fonction d'autocontention de l'excès d'excitations destructrices peut majorer une douleur banale, si elle ne la crée pas de toutes pièces.
Quand une douleur quelconque, accidentelle ou rhumatismale vient priver le malade de sa défense de décharge dans l'hyperactivité comportementale, celui-ci peut renforcer sa tension corporelle habituelle jusqu'à une contracture extrême qui immobilise les excès d'excitations désorganisantes et entretient une douleur démesurée.
Parfois, certaines situations ou événements récents viennent réactualiser un passé traumatique, ravivant des blessures anciennes, sources de débordement d'excitations dont il faut renforcer l'autocontention douloureuse :
- Madame C. a été envahie par une douleur dorsale « épouvantable », qui ne lui laisse aucun répit, après s'être sentie persécutée par sa supérieure hiérarchique comme elle était persécutée par sa grand-mère paternelle qui l'écrasait, elle et sa mère, de son indifférence méprisante.
- Les migraines de Madame A. ont pris une intensité et une durée « insupportables » après que sa mère malade lui a dit : « Il n'y a que quand tu viens me voir que je revis un peu », ce qui lui a rappelé son enfance « difficile » où elle protégeait sa mère de la violence écrasante de son père en détournant les coups sur elle.
- Une douleur « terrible » a transpercé Madame Z., « comme un coup de poignard dans le dos », quelques jours après une discussion professionnelle où elle a perçu qu'elle ne pourrait pas aller plus loin dans son surmenage professionnel tout entier dévoué à son patron. Terrassée par la douleur, elle doit renoncer à son hyperactivité et se trouve réduite à une immobilisation mortifiante proche de la passivité humiliante vécue par sa mère, qui a souffert « terriblement » d'un cancer du côlon et qu'elle a dû visiter à l'hôpital, deux fois par jour, de 10 à 14 ans, suivant la contrainte de son père, « homme très dur ».
Fonction économique possible
Si jadis les chrétiens valorisaient la douleur comme une voie privilégiée vers la rédemption d'une faute originelle, il peut paraître scandaleux aujourd'hui de lui trouver une utilité tellement elle apparaît d'abord comme un facteur de détresse, de désespoir et de repli hors de la vie ; et pourtant, à travers les propos de certains de nos patients, sa fonction économique apparaît peu à peu :
- alors que sa dorsalgie a disparu, Madame A. se sent harcelée par des voix intérieures qui provoquent des angoisses diffuses envahissantes avec une peur de partir en morceaux et de devenir folle ;
- Monsieur D., qui était complètement immobilisé par une douleur corporelle extrême qui le condamnait à une inactivité totale, s'est pendu après que la chimiothérapie eut soulagé sa douleur.
C'est ainsi parfois l'unité du sujet, l'intégrité de ses limites, et même sa survie qui semblent protégées par le verrouillage douloureux qui cadenasse le clivage entre un moi psychique où apparemment tout est calme, sous contrôle, et un corps douloureux qui subit une véritable torture passivante invalidante.
A défaut de pouvoir être projetée sur autrui au dehors, les excitations en excès destructrices semblent immobilisées, rigidement tenues et contenues, par la contracture douloureuse qui empêche leur déferlement désorganisateur dans le soma ou la psyché.
Le sens de cette douleur extrême dans l'histoire du sujet
Chaque sujet a son histoire originale, mais certains vécus traumatiques précoces se retrouvent souvent dans les récits de nos patients. Même si différentes configurations familiales se dessinent, toutes semblent échouer à constituer une source suffisante d'amour, d'attention et de fermeté sécurisante et protectrice qui aurait permis à l'enfant de lier et d'organiser les grandes quantités d'excitations qui le débordent.
On retrouve fréquemment de véritables maltraitances infantiles dues souvent à une violence répressive exercée par une figure masculine, père ou grand-père, mais pouvant être le fait de la mère. Les personnages tyrans écrasant leur conjoint et leur progéniture de leur toute-puissance sont souvent présentés comme durs, distants, exigeants, intolérants, impitoyables, tout en étant surestimés, magnifiés. Cette violence répressive est animée par un idéal grandiose d'excellence et de perfection mais tous les efforts gigantesques que l'enfant, héroïque et stoïque, va déployer pour atteindre cet idéal démesuré sont voués à l'échec. Il ne peut échapper à la chute mortifiante sinon en vivant une douleur également démesurée. C'est comme s'il payait de sa chair une dette contractée par les générations précédentes et qui a laissé une trace mnésique blanche de honte dont la transmission de corps mortifié en corps mortifié pousse à des aspirations idéales démesurées pour relever l'honneur familial perdu.
Orientations
Ces hypothèses sur la fonction économique de la douleur invalidante extrême et sur les histoires infantiles traumatiques des malades concernés vont guider nos orientations thérapeutiques que nous exposerons dans un prochain article.
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