DERRIDA EST NÉ le 15 juillet 1930 à El Biar (Algérie), dans une famille juive plutôt engagée à gauche. De cette adolescence algérienne lui reste le souvenir jamais effacé d'une rentrée scolaire 1942 où il est prié, en tant que juif, de rentrer chez lui. S'il semble parfois éviter de revenir sur cet épisode, le judaïsme est le thème central de la monographie qu'Hélène Cixous publie en 2001 : « Portrait de Jacques Derrida en jeune saint juif » (éd. Galilée).
On ne peut voir en lui celui qui porte le fer dans certaines plaies, l'iconoclaste d'une pensée négativiste, mais il est celui qui se demande toujours si on ne pouvait pas faire autrement. Ainsi, en ce qui concerne la littérature classique, il affirme que le « sujet » de l'écriture n'existe pas dans quelque solitude souveraine de l'écrivain. A l'intérieur de cette scène, « la simplicité ponctuelle du sujet classique est introuvable » (in « la Voix et le phénomène »).
Destruction et dissolution.
Sur le plan philosophique, Jacques Derrida s'en prend à la tradition métaphysique classique qui, d'Aristote à Heidegger, construit un système qui toujours cherche l'être de l'étant, voit partout une structure étoilée par où l'Etre se manifeste, comme chez Spinoza, à travers une infinité d'attributs infinis. Avec le terme célèbre de déconstruction est introduite une démarche inverse qui analyse les conditions mêmes de possibilité de cette construction et montre comment chaque étant se détermine par un tracé de la différence, nommant différ ance le mouvement sur le jeu sans fond qui produit les différences : « Il marque silencieusement dans la terminaison "ance" une indécision entre l'actif et le passif de ce jeu. »*
Plus profondément, le mot déconstruction est un concept qui condense la destruction heidegerienne (elle purement négative, antimoderne) et la dissolution freudienne telle que l'inconscient la produit dans la scène hystérique. C'est une manière de voir comment a pu se sédimenter la phrase lorsqu'elle est soumise à la tyrannie du Logos, lorsque la philosophie argumente de façon discursive, fournit les matériaux grâce auxquels nous pensons et délaissons tout ce qui relève du rêve, de l'inconscient et de la poésie. Déconstruire, c'est casser le ciment qui a pu mettre en place le pouvoir des idées toutes faites, les ruses par lesquelles le langage crée et fortifie les mythes au sens barthien. Il s'agit donc de défaire de l'intérieur un système de pensée dominant. Une affirmation plus originale qu'il n'y paraît, lorsque, à partir des années 1960, la linguistique détache les signifiants de ce qu'ils signifient (il n'y a rien de commun entre une maison matérielle et le mot maison) pour les attacher à un réseau infini de signifiants qui se relient entre eux sans jamais redéboucher sur le réel.
En défaisant de l'intérieur un système de pensée dominant, Derrida va à l'envers de la démarche scolaro-universitaire habituelle : prendre un mot et le transcrire en sens et en pouvoir. En montrant comment le mot ne fonctionne que s'il assure un pouvoir régulier, et souvent oppressif, c'est de Nietzsche que se rapproche ici le penseur.
Disciples américains.
On a beaucoup glosé sur la ferveur dont a joui Derrida à l'étranger, et en particulier aux Etats-Unis. Bien sûr, sur fond de délectation masochiste : nul n'est prophète en son pays. Il est présent à l'université de Baltimore en 1966, en même temps que Roland Barthes et Jacques Lacan, dans le cadre d'un colloque intitulé « Langage de la critique et sciences de l'homme ». Il y expose sa très complexe « Grammatologie » (1967), qui sera traduite en anglais dès 1974. Ses disciples vont essaimer en Amérique du Nord, sans doute sous le charme de ce bel homme à la toison blanche qui veut dépoussiérer la vieille métaphysique européenne du sujet transcendantal** et législateur, tout en refusant toute réduction à la vulgate marxiste.
Comment une pensée aussi complexe et élitiste a-t-elle pu séduire tant d'esprits aigus outre-Atlantique ? Doit-on la cantonner dans les micro-cénacles de quelques universités de la côte Est ? Ou, comme l'insinuent perfidement certains, Derrida n'a-t-il pas été assimilé à son corps défendant aux luttes des « women studies » et des minorités sexuelles ou ethniques ?
Derrida était l'un des derniers symboles de ces années soixante où on pouvait penser que « la Grammatologie » était susceptible de changer le monde et que la psychanalyse cachait une perfide métaphysique - pourtant l'Inconscient n'est-il pas une diabolique puissance de déconstruction ?
L'un des derniers grands, disions-nous. C'est peut-être de Barthes qu'il serait le plus proche, par la manière dont il voit dans le langage une construction de classe. Mais de Levinas il avait le sens de l'amitié et du visage humain comme horizon indépassable de tout vrai rapport. De Deleuze, il partagerait la pensée différentielle de celui qui disait : « Il faut comparer précisément ce qui n'est pas comparable. »
* Sylviane Agacinski et Jean-Luc Nancy in « Dictionnaire des philosophes », PUF.
** Un mot dont se gargarisent les cuistres à qui il semble être une sorte de superlatif de transcendant. Destitué de son orientalisme de pacotille, ce vocable signifie très précisément « qui permet la possibilité d'une expérience ».
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