IL Y A LIEU tout d'abord de s'étonner que le musée soit nommé à partir de son lieu d'implantation, reléguant au second plan son appellation d'« Arts premiers », susceptible peut-être de faire polémique. Si le visiteur lambda n'en a cure, le directeur Stéphane Martin confie bien volontiers, dans un entretien au « Quotidien » (23 juin 2006), que ce «concept n'a pas de réalité scientifique, ni objective… On entend par "arts premiers" aussi bien l'art maya et aztèque que l'art africain ou océanien, ou encore l'art issu d'un certain nombre de minorités asiatiques.» Des siècles séparent donc les 3 000 oeuvres rassemblées quai Branly, et on ne chicanera pas son directeur pour si peu. Ce qui fait l'objet de l'analyse de Benoît de l'Estoile est tout autre, c'est le jeu des déplacements, des créations et des disparitions muséales. Ainsi le musée national des Arts et Traditions populaires, au bois de Boulogne, a fermé ses portes en septembre 2005, accueillant malgré tout dans ses réserves les collections européennes du musée de l'Homme. Ce même musée de l'Homme fut dépossédé (nous allions écrire « délesté », croyant avoir bien compris notre auteur…) de ses collections ethnographiques au profit du quai Branly. Autant de mouvements dont le lecteur, déjà lassé, ne voit guère l'intérêt, mais qui pour l'auteur de cet opus sous-entend toute une vision du monde.
Le 18 juin 1997, le directeur du laboratoire d'anthropologie du musée de l'Homme déclarait que «l'idée d'un musée des Arts premiers ou primitifs est fondamentalement raciste»*, sans pouvoir empêcher le déménagement de ses collections dès mars 2003. Une affirmation curieuse, car c'est précisément l'ethnographie elle-même qui, sur fond d'idéologie postcoloniale, fut accusée de hiérarchiser les hommes et leurs pratiques. La diversité horizontale des cultures cachant mal le classement vertical des peuples et des « races » contenu dans l'anthropologie du XIXe siècle.
La condamnation du musée de l'Homme et, par conséquent, l'encouragement au quai Branly vinrent du plus célèbre anthropologue français, Claude Lévi-Strauss. Dans une lettre au « Monde » (9 octobre 1996), évoquant les objets recueillis par lui au Brésil en 1938, il revient sur la croyance selon laquelle on pourrait reconstituer une société à partir de ses objets, lesquels peuvent n'avoir qu'une valeur documentaire ou esthétique. On est ici au coeur de l'interrogation qui constitue le fil rouge de ce livre : le discours ethnologique reconstituait dans l'espace la réalité d'une culture, en donnait une image authentique, tout comme l'Histoire à la façon de Charles Seignobos prétendait dire exactement ce qui s'était passé. Se trouvait ainsi gommé un regard sur les autres forgé lors d'un processus historique de domination. C'était très clair lors de la célèbre Exposition coloniale de 1931 et dans l'engouement pour « l'art nègre ».
Fascination pour le pittoresque.
Pourtant, si, comme l'affirme B. de l'Estoile, «le droit autrefois incontesté des musées à dire la vérité des cultures "autres", en s'appuyant sur l'anthropologie, a été fortement remis en question au cours des dernières années», peut-on se satisfaire de la transformation des objets ethnographiques en « oeuvres d'art » ?
Autrement dit, la question que pose ce livre, de façon extrêmement subtile, est : que prétendons-nous savoir des autres en mettant en scène un musée qui serait le musée « des Beaux-arts des autres » ? N'est-on pas passé, dans notre attrait pour le « primitivisme », d'une discrimination ethnographique à une fascination universalisante pour le « pittoresque », peu regardante de son histoire ?
De fait, si le musée de l'Homme cherchait à mettre en place une mise en ordre rationnelle du monde, donnant à chaque culture sa juste représentation, le musée du quai Branly veut, dit l'auteur, «susciter l'émerveillement». Il affirme le primat d'une mise en scène fastueuse d'un autre dont on entend jamais la voix.
* « Libération » - « Débats » - 18 juin 1997.
Benoît de l'Estoile, « Le goût des autres. De l'exposition coloniale aux arts premiers », Flammarion, 430 p., 28 euros.
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