IL NE SUFFIT PAS de sauter comme un cabri, en criant : « Social, social, social ! » En réalité, la Constitution européenne ne donne pas de lignes directrices sur l'évolution économique et sociale du continent. Elle fixe plutôt des règles de gouvernance, comme on dit aujourd'hui, pour faciliter la gestion de l'Union à 25, qui ne sera guère aisée.
Que par ailleurs il y ait des problèmes de fond que la monnaie unique n'a pas réglés, c'est indéniable. De même que sont incontestables la nécessité de trouver une parade aux délocalisations (y compris à l'intérieur de l'espace européen, mais alors, l'élargissement n'est-il pas prématuré ?), celle d'une réforme profonde de la politique agricole commune et la mise en œuvre d'une politique agressive de l'emploi qui ne soit pas à la traîne des cycles économiques.
NON A L'AMERIQUE, NON A L'EUROPE. OUI A QUOI ?
Rendez-vous en 2050.
Laurent Fabius - et il n'est pas le seul socialiste à le dire - souhaite que la Constitution engage l'Europe sur la primauté des mesures sociales et fiscales. Soyons sérieux : dans ce cas, mieux vaut prendre rendez-vous en 2050.
Première réponse à M. Fabius, au sujet de la forme : on ne peut pas demander au président Chirac de convoquer dare-dare un sommet européen extraordinaire pour modifier le contenu de la Constitution, déjà adopté par tous. Ou alors, M. Fabius se contentera-t-il d'un simple engagement de M. Chirac ? Car la tendance, en dehors des frontières françaises, n'est pas au social, mais au libéral. C'est si vrai que la nouvelle commission de Bruxelles est composée en majorité de libéraux convaincus, ce qui conduit beaucoup de Français à soupçonner les Etats-Unis de conduire le bal européen en sous-main.
Deuxième réponse : on ne peut pas nous faire prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages. C'est le libre-échange qui a été le moteur du formidable développement du continent et a sorti de l'ornière l'Italie, puis l'Espagne et le Portugal, puis la Grèce et l'Irlande. Sans doute serait-il sain de mieux répartir la prospérité européenne, afin que les classes pauvres en profitent. Le meilleur chemin vers une politique des revenus et du plein emploi est-il l'accroissement des charges sociales ? L'Europe n'est-elle pas en train d'étouffer littéralement sous le poids de ses scléroses, qui suffisent à expliquer la fréquence des délocalisations ?
Inscrire une seule méthode de gestion dans la Constitution serait une aberration qui insulterait l'avenir. Le monde change constamment et le remède d'hier (notre splendide système de protection sociale, par exemple) risque de devenir la maladie de demain.
Comme il a changé !
Troisième réponse, sur le plan politique, cette fois : qu'est-ce qui explique le changement de M. Fabius depuis plus d'un an ? Pourquoi visite-t-il la France à motocyclette, pourquoi a-t-il ôté sa cravate, pourquoi, enfin, lui qui a été pragmatique lorsqu'il était aux affaires, comme ministre, puis comme Premier ministre, s'empare-t-il du « social », comme s'il était gagné par la grâce de l'égalitarisme ?
Il repose probablement son analyse sur le courant populaire actuel : trente ans de chômage massif ont conduit les Français à haïr les entreprises qui les licencient presque aussi souvent qu'elles les embauchent, et à réclamer la sévérité de l'Etat contre les fauteurs de paupérisation. M. Fabius estime vraisemblablement qu'il n'y a d'espace à gauche pour un candidat à la présidence que s'il préconise des remèdes sociaux, quitte à ralentir l'économie et la productivité. Mais non seulement il n'est pas le seul dans ce camp-là, mais, au fond de lui-même, il est le moins authentique des égalitaristes. Arnaud Montebourg, Henri Emmanuelli ou Noël Mamère font beaucoup mieux l'affaire.
Mais, bien entendu, M. Fabius ne se compare pas à ces poids plumes. C'est d'ailleurs pourquoi il s'adresse directement au chef de l'Etat, d'égal à égal, en tant qu'ancien Premier ministre, en tant que candidat à la présidence non encore déclaré, avec l'espoir qu'il va damer le pion à l'aile gauche du Parti socialiste, ou, mieux, qu'il va rallier tous les socialistes à son panache blanc. La démarche ne manque pas d'habileté et lui permet de se démarquer de Dominique Strauss-Kahn, naguère son alter ego idéologique, et de François Hollande. Bref, il a pris une encolure d'avance dans la course (décidément précoce) à la présidence.
Pas crédible.
Mais à quel prix ! Un déni d'Europe, une perspective de croissance d'autant plus médiocre qu'on aura « socialisé » l'Europe, mais surtout une perte de crédibilité sur le fond. Car qui croit que le chef de l'Etat va obtempérer aux injonctions de M. Fabius, qui croit que la Constitution va être modifiée, qui croit que, au-delà de l'effet médiatique, il y a beaucoup de substance dans la crispation sociale de M. Fabius ?
Enfin, les mots ne sont jamais innocents. Dans cette aventure à laquelle Laurent Fabius convie ses concitoyens, beaucoup pourraient se précipiter. Et alors, imaginons le pire, qui n'est pas incertain : que la France dise non à la Constitution européenne. Comme le dit fort bien Bernard Kouchner, nous disons non à l'Amérique, nous allons dire non à l'Europe, à quoi dirons-nous oui et avec qui serons-nous ?
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