Idées/Anatomie d’une notion floue
LE TRAVAIL de l’auteur consiste au début à montrer à quoi s’oppose l’idée de mérite. D’abord, le mérite s’oppose clairement aux privilèges acquis par la naissance, aux statuts hérités, à tout ce qui pourrait rappeler le temps nobiliaire. Il relève de ce qu’on fait plus que de ce que l’on est. Une simple remarque qui, déjà, nous relie au problème de l’égalité : la sélection par la naissance n’est plus, mais les réseaux sont actifs partout.
Le mérite s’oppose également à l’incompétence. On occupe un poste parce qu’on en a les qualités, les vertus, qu’on a fait des efforts. Un cas assez proche du premier, puisqu’il nie le rôle des apparentés, familiers, courtisans, amants, etc.
Enfin, le mérite se veut encore négateur de la chance et du hasard. On doit montrer au contraire que son mérite relève d’une sorte de nécessité, par là nous rencontrons la liberté du sujet. Nous avons du mérite en tant que nous sommes cause absolue de nos réussites, « on y est pour quelque chose », d’autant qu’on l’a voulu et qu’on a réussi à vaincre la fatalité, version négative de la chance, autre contraire de notre concept.
On voit par là que le mérite est une authentique valeur républicaine, l’une des plus belles. Il a bien du mérite, le mérite. L’ennui, c’est qu’il va entrer en contradiction avec une autre exigence fondamentale de nos sociétés, l’idéal d’égalité. On ne sait plus trop où situer vraiment l’égalité rêvée. Disons qu’en droit nous sommes égaux, puisque nous « avons tous droit à tout », au travail, à la santé, au respect de la vie privée, à l’air pur.
Mais, précisément, nous avons aussi tous des mérites et Michaud montre diaboliquement comment cette notion établit un brouillage généralisé. Tout le monde vaut quelque chose, a des capacités, des aptitudes. Tout le monde veut les voir récompensées, celui qui court très vite comme l’aspirante au titre de reine de beauté. Le paradoxe, c’est ce que se constitue une égalité des mérites en droit, qui constitue un oxymore, puisque la vie me montre que je cuisine mieux que Pierre mais que je suis très inférieur à Jacques en ce qui concerne les mathématiques.
Cette idée de mérite généralisé est souvent reprise par la publicité. Les produits L’Oréal invitent chacun à se faire du bien « parce qu’il le vaut bien ».
De cette prétention généralisée au mérite et à la valeur, Michaud fait justice. Et pour cause. Être un remarquable cruciverbiste ne semble-t-il pas moins méritoire que la vocation de mère Térésa ? Par ailleurs, il est important de considérer ce qui, dans une société donnée, spécifie, colore le mérite. Ainsi peut-on remarquer que ceux qui font des efforts semblent en avoir plus que ceux qui sont incroyablement doués.
Ceux qui ont fait preuve d’obstination, ont surmonté des obstacles, ou sont des survivants, seront survalorisés.
L’argent mérité.
Mais l’auteur – qui consacre quelques pages savoureuses aux « mérites » des people – dirige ses projecteurs sur l’importance du paraître dans nos sociétés : le mérite doit être visible.
Cette importance des efforts (avec parfois peu de réussite) relie notre idée au travail. On « en bave » mais on a sa récompense. Essayez un peu de penser le mérite sans l’idée qu’il doit avoir sa récompense, celle-ci ne pouvant être que le salaire, c’est-à-dire de « l’argent mérité ». C’est pour cela qu’il faut travailler plus...
La colonisation, la prise en otage du mérite par l’argent caractérise notre époque. Ajoutons-y la visibilité. Si on est beau, brillant et pourvu avant 50 ans d’une Rolex, on acquiert la célébrité d’un people. La visibilité des people fait rêver chacun. Un jour, nous aussi, nous serons sur La Liste des VIP, à condition que tout le monde n’y soit pas.
Tels nous sommes, hantés par une impossible égalité qui nous rassure, et produisant à chaque pas des actes qui nous différencient des autres comme autant de gouffres. Ne devrait-on pas, comme pour les chevaux de course, demande malicieusement Yves Michaud, handicaper les trop doués et soulager de mille façons ceux qui ont très peu de mérites ?
Yves Michaud, « Qu’est-ce que le mérite ? », Bourin éditeur, 280 pages, 23 euros.
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